Increvables anarchistes - VOLUME 10 - 1981 - 1990 : les années Mitterrac - Chirand - ( 2 ème partie )

Publié le par Mailgorn Gouez

Increvables anarchistes

VOLUME 10


( 2 ème partie )
1981 - 1990 :
les années Mitterrac - Chirand

 

Grève, manifestations, c'est facile mais après ?

Les coordinations ont fait la preuve de leur efficacité pour défendre, des intérêts catégoriels. Deux questions demeurent toutefois en suspens : que se passe-t-il après la grève et comment sont dirigées les coordinations ?

On est malheureusement obligé de l'admettre : toute grève connaît une fin heureuse ou malheureuse, et ce n'est sans doute pas le meilleur moment à vivre pour un militant. La grève pose des revendications qui sont rarement satisfaites en totalité. À côté de cela, il faut bien reconnaître que si certaines sont simples et qu'il suffit de dire : on se croise les bras jusqu'à satisfaction et il est inutile de négocier (2.000 francs de plus, par exemple, ou création de X emplois), d'autres font entrer en ligne de compte des opérations techniques qui nécessitent des discussions approfondies, et donc des négociateurs. Il en est ainsi, dès lors que l'on pose la question salariale sous l'angle de l'amélioration des échelles indiciaires ou des possibilités de promotion, ou lorsqu'on aborde des questions complexes comme la formation continue ou la refonte d'un statut.

L'exemple des infirmières est, à cet égard, significatif. La coordination a parfaitement réalisé que, pour négocier sur ces questions sans se faire refiler des propositions désavantageuses, elles avaient besoin de la collaboration de spécialistes rompus à ces questions techniques. Et où les trouver sinon dans les organisations syndicales ? Il est notoire que ce sont des militants de la CFDT de la région parisienne qui ont prêté leur concours.

Manipulations : attention !

L'assembléisme est une belle chose, assurément. Décider que la grève doit être conduite sous tous ses angles par les assemblées générales souveraines des grévistes désignant des délégués révocables sur des mandats précis, cela ne souffre aucune discussion sur le principe. Ainsi, il faut bien reconnaître que la manipulation des masses est un art que certains adeptes du marxisme-léninisme possèdent à fond, et cette technique n'est jamais aussi facile à utiliser qu'auprès d'une masse de gens peu ou pas politisés, n'ayant pas l'habitude des organisations et de leur fonctionnement.

Reconnaissons-le, sans que cela suffise à condamner les coordinations, celles-ci laissent prise aux manipulations en tous genres, beaucoup plus que les structures permanentes. C'est d'ailleurs en raison de leur souplesse et de leur rapidité d'adaptation - ce qui serait plutôt un avantage - alors qu'à l'inverse, la manipulation des syndicats est difficile parce qu'il s'agit de structures lourdes et bien difficiles à faire évoluer.

Ce n'est pas un hasard si on a pu remarquer que la plupart des coordinations ont fini par placer à leur tête, à côté d'inconnus novices, de vieux briscards du gauchisme pur sucre, qu'ils soient de Lutte ouvrière, de la LCR ou de mini-sectes trotskistes telles le Front unique ouvrier, quand on n'y trouvait pas carrément des responsables syndicaux de haut niveau venant des mêmes familles politiques

Les coordinations peuvent, sans aucun doute, constituer un outil formidable, mais à plusieurs conditions : qu'elles refusent de s'enfoncer dans le corporatisme ou le catégoriel, en pratiquant une réelle solidarité au moins à l'intérieur d'une profession ou d'une entreprise ; qu'elles fassent preuve d'une réelle indépendance à l'égard des partis politiques ; qu'elles ne se confondent pas avec les syndicats.

Car de deux choses l'une : ou bien on considère que le but des coordinations est de détruire les syndicats en leur retirant toute influence, et dans ce cas les coordinations devront se poser la question de leur permanence au-delà des luttes ponctuelles, et donc chercher à se constituer en un nouveau syndicat dont les contours restent indéfinissables ; ou bien on considère que ces coordinations ont un objectif limité et momentané et qu'elles viennent en complément des structures syndicales, et, dans ce cas, elles devraient plus qu'elles ne le font, chercher à se donner un caractère intersyndical.

Quelle tactique adopter ?

Pour un syndicaliste qui cherche, par définition, à ne jamais être en dehors du coup, la naissance d'une coordination est toujours un peu ressentie comme l'échec de sa politique syndicale. Pour les anarcho-syndicalistes, qui ont rarement l'occasion de se considérer comme responsables à 100 % de la pratique de leur syndicat, la position à adopter n'est pas simple pour autant. Il faut pourtant choisir : être dedans ou dehors.

Pour ma part, je pense que les anarchistes ne doivent pas hésiter à participer aux luttes sociales, et quand celles-ci démarrent sous l'impulsion d'une coordination, eh ! bien, il faut en être ! Mais il convient de se garder d'une double illusion.

D'abord, il ne faut pas céder au mirage des coordinations et penser qu'il suffit qu'un quarteron de militants s'intitule coordination pour que les salariés débrayent massivement. Le succès des coordinations a des raisons que nous avons tenté d'expliquer plus haut, mais il n'y a pas de recettes pour faire prendre la mayonnaise de la grève. Disons-le tout net : une grève ne démarre pas tant que n'en sont pas réunis les ingrédients indispensables que sont les multiples mécontentements partagés par les salariés. Si ce mécontentement n'existe pas, une coordination ne fera pas mieux qu'un syndicat.

Ensuite, il faut bien évidemment se garder de mélanger les genres. Au-cune coordination n'aurait eu un quelconque crédit si elle était née à par-tir d'une assemblée syndicale ou politique. Tout volontarisme est donc à bannir, il ferait plus de mal que de bien à l'idée même des coordinations.

Nous ne renions rien des pratiques ancestrales : toute grève doit pouvoir être menée de bout en bout par ceux et celles qui la font, c'est le principe même de l'action directe. Pour cela, on peut opter aussi bien pour des comités de grève, des intersyndicales ouvertes aux non syndiqués ou pour des coordinations. Les temps changent et les mots s'usent, alors on les remplace, mais rien ne différencie au fond les coordinations des comités de grève que nous avons toujours préconisés.

Rien ne justifierait que les anarchistes soient pris au dépourvu par la naissance des coordinations. Puisse cet article aider les camarades à y voir plus clair et à œuvrer ainsi, si l'occasion s'en présente pour eux, pour une participation active au mouvement social.

Legrand
Le Monde libertaire (décembre 1986)

Quelles perspectives ?

Cultiver l'idée mythique d'un mouvement spontané, émergeant comme la génération du même nom, offre, par-delà un aspect démagogique particulièrement crapuleux, l'insigne avantage de préparer toutes sortes de manipulations.

Les organes de presse à la solde des différentes formations parlementaires se sont livrés sans frein à cet exercice durant ces derniers jours. Du Figaro, qui traite les étudiants de manipulés de la tête à la semelle, au Matin, qui découvre l'existence des libertaires dans les facultés, les exemples abondent. Et nous ne sommes pas naïfs au point de créditer ces journaux de la moindre parcelle d'honnêteté.

Car, si le mouvement étudiant s'est d'emblée organisé de manière autonome et sur les bases d'un apolitisme qui reste à préciser, c'est pour réaliser sa propre unité et refuser le jeu des querelles et stratégies d'appareils (cf. art. ci-dessous). Pour autant, les organisations syndicales et politiques n'ont jamais été absentes du combat contre le projet Devaquet. Outre l'action d'information et d'explication menée par l'UNEF-ID, la Coordination des lycéens et étudiants anarchistes (CLEA) organisait des réunions d'information dès le mois de juin et la Coordination libertaire étudiante créait un collectif anti-Devaquet en septembre. Mais les militants ont vite compris la nécessité de se fondre dans le mouvement, sous peine de s'en voir exclus. Bien évidemment les tentations de jouer les sous-marins ne manquent pas chez certains, mais si, depuis 15 jours, aucune n'a abouti, c'est en grande partie parce que le mouvement, refusant toute perspective préétablie, s'est appliqué, au fil de l'évolution des événements, à découvrir lui-même, de manière très pragmatique, ses propres perspectives.

Vers une vision globale

Peu de slogans politiques, au départ, et des préoccupations qu'on pourrait aisément qualifier de corporatistes, si la présence massive des lycéens n'attestait une contestation plus générale, étendue au système éducatif dans son ensemble, aux valeurs de sélection et d'exclusion qui dominent le système libéral. Avec le dialogue infligé par le gouvernement le jeudi 4 décembre, l'espoir naïf, un moment caressé par de nombreux manifestants, du retrait pur et simple du projet Devaquet, volait en éclats. L'issue favorable aux revendications étudiantes dépendait, dès lors, de l'élargissement du conflit. La marge se rétrécissait entre le pourrissement joué par le pouvoir et la molle alternance représentée par le PS. De Chevènement à Monory, si la méthode change, la logique reste la même, et cinq années de pouvoir ont largement disqualifié les socialistes. Après s'être adressées au personnel de l'enseignement, de nombreuses universités élargissent leurs contacts aux entreprises. De son côté, la population sympathise largement avec un mouvement qui représente l'espoir d'en finir avec la longue série d'échecs des luttes revendicatives de ces dernières années. Si elle s'émeut de la répression et se solidarise avec les étudiants, ce capital de sympathie risque de très vite s'épuiser à mesure que les affrontements vont se durcir.

Quoi qu'il en soit, le consensus aujourd'hui est brisé.

Par ailleurs, le projet Devaquet n'est qu'une partie du programme libéral annoncé par le gouvernement.

En janvier, c'est le code de la nationalité qui sera à l'ordre du jour et qui concerne la jeunesse immigrée dont une grande partie est en âge scolaire ; c'est aussi les remises en cause de la Sécurité sociale, des droits des femmes à l'avortement, les petits boulots, toutes causes de mécontentement qui touchent les jeunes et concernent le reste de la population tout autant qu'eux.

Si le mouvement étudiant parvient à contrôler l'engrenage de la violence décidé par l'État pour le marginaliser et le criminaliser, et à préserver son autonomie face aux partis de gauche dont la faillite n'est plus à démontrer, il peut s'acheminer vers l'expression d'un mouvement de contestation plus large. C'est là que se situent les enjeux.

Gérard Coste (groupe Sabaté)
Le Monde libertaire (1986)

Communiqué. Le gouvernement Chirac considère la lutte des étudiants et lycéens avec le plus total mépris, De plus, véritable provocation, son refus de retirer le projet Devaquet s'accompagne d'une attitude jusqu'au-boutiste et d'une répression policière sauvage. Le bilan provisoire de cette attitude est déjà d'un mort et de plusieurs blessés graves. La Fédération anarchiste dénonce le comportement du Gouvernement qui, devant une situation qu'il a créée de toutes pièces, n'entend la régler qu'au moyen de la répression. Le mouvement étudiant et lycéen doit rester autonome, et compte tenu de la situation actuelle, devrait élargir le débat et développer le rapport de force grâce à la participation de la population toute entière. La Fédération anarchiste, considérant que l'école et la formation doivent être au service de tous, soutient et soutiendra l'espoir d'indépendance qui anime le mouvement aujourd'hui.

L'anarcho-syndicalisme
aujourd'hui...

C'est entendu, les anarchistes qui ont choisi de militer dans les syndicats ont des principes, une théorie, des méthodes d'actions peaufinés par l'histoire. Les anarcho-syndicalistes veulent une société sans classes, une économie égalitaire, une structure fédérative qui lie à la fois les communes libertaires, les syndicats autogestionnaires et les structures de coordination qu'imposent toute société en évolution. Incontestablement, l'anarcho-syndicalisme est le courant le plus pratique dont se réclame l'anarchie même si il en est d'autres qui nourrissent plus l'esprit et qui flattent mieux ce sentiment d'autonomie qui existe chez chacun d'entre nous et que nous prétendons non seulement préserver, mais développer !

En France, l'anarcho-syndicalisme se trouve de nos jours devant une situation syndicale donnée qu'il n'a pas voulue, ni pu empêcher malgré deux tentatives (CGT-SR et CNT) qui après des débuts prometteurs, ont fondu comme neige au soleil. Le syndicalisme originel, celui de Pelloutier, d'Yvetot et de Pouget s'est dévoyé et, avant d'éclater en plusieurs centrales rivales et impulsées plus ou moins par des idéologies spirituelles ou politiques, il a pratiquement éliminé son contenu révolutionnaire en son sein au profit du réformisme, même lorsqu'il en garde quelques structures et quelques textes sacrés comme la Charte d'Amiens, qui bien que savamment édulcorés, servent de panneaux publicitaires.

Les anarchistes qui participent à l'action syndicale se retrouvent dans des centrales syndicales réformistes détournées de leur véritable objectif. Pourquoi ? D'abord, pour rétablir l'équilibre entre les deux courants traditionnels du socialisme, le courant réformiste, le courant révolutionnaire. Le courant réformiste, le vrai, appartient à la tradition syndicale qui consiste à améliorer les conditions d'existence des travailleurs sans se soucier de leur répercussion sur l'économie capitaliste. Lorsque le syndicalisme fait dépendre les revendications des possibilités du système économique, il ne représente plus un courant réformiste mais un courant politique complémentaire au système en place, dont il détient le régulateur. Le réformisme, le vrai, est un élément essentiel du syndicalisme, y compris de l'anarcho-syndicalisme, car, non seulement il défend les intérêts immédiats des travailleurs, mais il fait la preuve de l'incapacité du système capitaliste et de son agent, la bureaucratie politique, de donner satisfaction au peuple ! Il justifie ainsi le courant révolutionnaire du socialisme, c'est-à-dire l'anarcho-syndicalisme.

En ce sens, lorsque nous réclamons de l'augmentation de notre patron, nous sommes tous des réformistes ; lorsque nous faisons dépendre notre revendication de l'état de santé du système, nous sommes tous des syndicalistes politiques et, lorsque nous exigeons un changement de l'économie capitaliste pour rendre notre revendication possible, nous sommes tous des syndicalistes révolutionnaires !

Mais, il existe une autre raison de la présence des anarchistes dans les syndicats. Elle permet d'affirmer la pérennité de l'anarchie, sa vocation sociale, autogestionnaire, égalitaire. Naturellement, cette vocation peut s'affirmer autre part, dans un milieu différent, mais, pour un syndicaliste, c'est dans l'entreprise que l'idée d'une économie libertaire possible doit se répandre, car l'économie reste le moteur de n'importe quelle société, fût-elle une société anarchiste ! Encore faut-il que les anarcho-syndicalistes qui propagent la pensée libertaire dans les syndicats ne se fondent pas au sein d'un appareil syndical utilitaire, danger toujours possible, même s'il n'est pas certain. Dans ces conditions, la présence des anarchistes permet de maintenir la pensée anarcho-syndicaliste la tête au-dessus de ce vaste bouillon de culture qu'est la société de classes. La présence des anarchistes permet de présenter le militant libertaire autrement que comme un homme sympathique, estimable, un doux rêveur incapable de saisir les réalités de la vie quotidienne - image doucereuse, la pire des images que l'on peut donner de nous !

La présence des anarchistes dans les syndicats réformistes présentent des dangers, nous disent certains ! C'est vrai ! Toute solution qui sort des habitudes, tout choix présente des dangers, dont celui de se tromper, ou celui de céder aux délices du milieu. Pour les âmes inquiètes, pour les esprits craintifs, tout mouvement provoque l'effroi, alors que le conservatisme qui consiste à réciter des litanies aux grands ancêtres donnent bonne conscience, sinon de bons résultats. Les dangers qui guettent les anarchistes dans les organisations syndicales réformistes ne sont pas pires que les querelles dans les organisations syndicales confidentielles où l'on se bat les flancs à une douzaine de militants dans une salle vide. Ces dangers qui guettent le militant libertaire dans le syndicat sont de deux sortes : l'intégration à l'appareil et les alliances douteuses pour se maintenir en place.

Ne nous voilons pas la face ! Ne nous gargarisons pas de "la base". Même si c'est regrettable, c'est seulement à partir de la responsabilité syndicale que les deux objectifs que j'énonçais plus haut (affirmer la vocation sociale, autogestionnaire, égalitaire de l'anarchisme et défendre les intérêts des travailleurs) peuvent être atteints. Naturellement, nous rêvons d'une participation totale des travailleurs à l'orientation des syndicats dans l'entreprise... Mais pour l'instant, dans une situation donnée, il faut faire avec ! Pour être écouté des salariés, encore faut-il pouvoir les rassembler et, jusqu'à ce jour, on n'a rien trouvé de mieux que les syndicats pour lier entre elles les principales revendications des travailleurs. L'expérience nous a appris qu'en dehors des réunions syndicales, d'ailleurs diversement suivies, les regroupements dans l'entreprise, en dehors des périodes de crises, ne sont qu'une vue de l'esprit !

Les dangers de l'intégration aux tendances qui imprègnent l'organisation syndicale réformiste à laquelle on adhère sont réels ! Nous en avons d'illustres exemples sur lesquels on fait un pieux silence, ceux de Pouget, d'Yvetot, de Griffuelhes, pour ne pas parler de nos contemporains. Aujourd'hui, le danger s'est encore précisé, car on fait carrière dans l'organisation syndicale et lorsqu'on a quitté son travail depuis des années, il est bien difficile, pour faire preuve de son indépendance, de retourner à l'usine ! Sans parler des habitudes, des amitiés, de la lassitude - après des années d'opposition - face aux résultats incertains quant à la transformation de l'organisation syndicale ou plutôt, à son retour aux sources. Certains résistent, mais cela exige une force de caractère et la certitude que, plus que la transformation de l'organisation syndicale (qui dépend de la conjoncture économique et politique du pays), c'est la présence exemplaire des militants libertaires et leur comportement qui, en cas de crise, peut ramener le syndicalisme sur ses positions révolutionnaires originelles !

Enfin, j'ai parlé des alliances qui peuvent se nouer entre les divers courants minoritaires de l'organisation syndicale. Ces alliances sont inévitables. J'en ai moi-même conclues au cours de ma carrière syndicale. Elles peuvent être utiles lorsqu'elles permettent de dégager une plate-forme pour un syndicalisme de caractère nettement révolutionnaire. Elles sont néfastes lorsqu'elles prennent un caractère purement électoral : c'est-à-dire que, lorsqu'après avoir obtenu le déplacement de quelques virgules dans une motion électorale, elles se fondent dans un consensus général. Les anarchistes n'ont d'utilité dans les syndicats réformistes que dans la mesure où ils se distinguent nettement des autres courants et qu'ils refusent de se noyer non seulement dans le courant réformiste, mais encore parmi les courants politiques minoritaires de toute sorte pour lesquels, doctrinairement, le syndicalisme n'est rien d'autre qu'une courroie de transmission. Et pour éviter ce danger, une seule méthode est efficace ; celle qui consiste à nouer les alliances indispensables au coup par coup, sans engager l'avenir et à refuser d'engager l'anarcho-syndicalisme jusqu'à le confondre avec les minorités composites dans lesquelles il disparaît.

Les anarchistes, éparpillés dans les diverses organisations syndicales, ont mieux à faire que de se jeter leur Confédération à la tête au cours de discussions qui ne mènent à rien, car l'appartenance à une centrale syndicale quelconque crée des amitiés, des habitudes, un réflexe de défense inévitable et humain qui détourne l'anarcho-syndicalisme de son but (qui est le retour à un syndicalisme de lutte de classes dans lequel le réformisme journalier et la perspective révolutionnaire sont équilibrés par la pensée libertaire). Pour cela, il faut créer un lien entre les anarchistes, quelles que soient les organisations auxquelles ils adhèrent, et ce lien doit harmoniser les efforts de chacun, sans patriotisme syndical excessif.

On a souvent crié contre la responsabilité syndicale appointée. Dans l'état actuel des syndicats, elle est indispensable. Encore faut-il, lorsque les anarchistes appartiennent à l'appareil, que l'on discerne nettement leur caractère libertaire. C'est possible, car le vieux syndicalisme français, celui de la Charte d'Amiens (la vraie), fait la part égale entre le syndicalisme de tous les jours, celui du quotidien qui est un syndicalisme de bon aloi lorsqu'il écarte l'ingérence politique - en un mot, le syndicalisme réformiste (que certain rejettent même s'ils le pratiquent tous les jours) - et le syndicalisme révolutionnaire (qui dépasse la revendication pour aller à l'essentiel, c'est-à-dire la structure économique de la société).

Et je pense, devant le dégoût provoqué par les partis de gauche (y compris ceux d'extrême-gauche qui tortillent des fesses, pour faire aussi bien que les grands), l'anarcho-syndicalisme a sa chance à condition de rester lui-même !

Maurice Joyeux
Le Monde libertaire (22 décembre 1983)

En route vers le SUD

La semaine dernière, les moutons noirs des PTT ont tenu leur premier congrès national. La toute jeune fédération SUD réunissait 300 délégués pour débattre de son avenir et de ses perspectives d'actions, de l'avenir du syndicalisme...

Extraits des textes soumis aux débats et adoptés par le congrès SUD.

L'identité de SUD

La fédération SUD se prononce pour une rupture profonde avec la logique capitaliste. En cela, elle inscrit son action dans la conception du syndicalisme défini, en 1906, par la CGT, dans la Charte d'Amiens qui assigne un double objectif et une exigence pour le syndicalisme : défense des revendications immédiates et quotidiennes des travailleurs et lutte pour une transformation d'ensemble de la société, cela en toute indépendance des partis politiques.

Elle se reconnaît aussi dans l'apport, pour le mouvement syndical par la CFDT des années 70, du projet de socialisme autogestionnaire comme objectif de transformation sociale. L'émancipation des travailleurs sera le fruit de l'action consciente collectivement déterminée, mise en œuvre librement consentie par les travailleurs eux-mêmes.

Si notre intervention se situe dans le milieu du travail, elle s'exerce également dans tous les domaines de la vie sociale de par les conséquences qui en découlent sur les conditions d'existence des travailleurs. C'est à partir de cette conception globale de l'intérêt des salariés que le SUD se réserve le droit de porter tout jugement qu'il estime nécessaire sur les orientations, les décisions, les actions des différentes forces économiques, politiques et gouvernementales.

Pour autant, la fédération SUD, outil des travailleurs au service des travailleurs, organisation syndicale pluraliste visant à unifier les salariés pour la défense de leurs revendications, ne confond pas son rôle avec celui d'un parti politique.

L'expérience le prouve : pour avoir aliéné leur indépendance au profit des gouvernements et des partis politiques, les grandes confédérations ont, ces dernières années, largement contribué à décourager, démobiliser et désorienter les travailleurs, affaiblissant ainsi considérablement leur capacité de riposte collective.

La fédération SUD élabore ses orientations et détermine son action dans la plus totale indépendance vis-à-vis des organisations politiques, des gouvernements, de l'État, des groupes économiques et financiers, du patronat et des logiques que les uns et les autres véhiculent. Elle entend, en toute circonstances, demeurer auprès des travailleurs pour la défense intransigeante de leurs intérêts.

La Fédération SUD se doit d'avoir un mode de fonctionnement en rapport avec son projet de société.

Sur le fédéralisme

Se fédérer, c'est passer un contrat dans lequel une réelle autonomie politique, organisationnelle et fonctionnelle est assurée aux syndicats.

En contrepartie de cette autonomie, certaines conditions doivent être respectées par les syndicats. Ainsi, ne pas reprendre une revendication, ne pas relayer une action fédérale est un droit absolu mais qui implique, sous peine de rendre plus difficile un véritable fonctionnement fédératif, de respecter un engagement moral, base du contrat : en cas d'accord, après débat collectif en son sein, le syndicat applique la décision quand il l'a voté ; en cas de désaccord, le syndicat s'engage à porter le débat de fond dans la fédération ; les syndicats respectent le mandat donné à la fédération, c'est à dire la légitimité issue des débats et des votes de congrès, base de sa capacité de coordination, d'action de négociation.

Par ailleurs, dans le cas de négociations à son niveau ou de décisions importantes, la fédération se donnera tous les moyens de pouvoir consulter l'ensemble de ses adhérents. Cette consultation pouvant aller jusqu'à organiser un référendum.

Tout syndicat a le droit de prendre une position différente ou contraire de celle de la fédération. Il se doit, pour respecter notre conception du fédéralisme, d'assumer toutes les conséquences de ses actes.

Le Monde libertaire (28 septembre 1989)

Les moutons noirs en congrès

Les syndicats CFDT Santé-Sociaux de la région Parisienne tenaient leur congrès, samedi 28 janvier, à Créteil. Dans cette monumentale Maison des travailleurs, les suspendus de la fédération Santé CFDT faisaient le point avant de rencontrer, le 31 janvier, les représentants du bureau national de la CFDT. Ces derniers ayant bien voulu appliquer les statuts quant à la mise en place d'une commission des conflits, en référence à l'article 48 des statuts confédéraux.

Pour mémoire, depuis le 30 novembre 1988 et suite au congrès de Strasbourg qui a vu la succession d'Edmond Maire et l'élection de Jean Kaspar au poste de secrétaire général, les syndicats Santé et PTT de la région parisienne sont suspendus. Terme barbare pour les non initiés, qui recouvre différentes réalités selon les organisations : retrait des mandats pour les uns, suppression des locaux pour les autres, courriers aux employeurs, voire radiation pure et simple.

Les fédérations PTT et Santé reprochent aux Cédétistes parisiens leur participation aux luttes dans ces secteurs et, notamment, leur soutien aux coordinations. Depuis, certaines sections ou syndicats ont fait allégeance aux fédérations et sont redevenus des moutons blancs !

Pour les PTT, les moutons noirs ont créé SUD, Syndicat Solidaire Unitaire et démocratique. Pour la Santé, ils se réunissaient donc à Créteil pour un congrès extraordinaire.

Quatre résolutions étaient soumises au vote des congressistes. Une motion préjudicielle déposée par le syndicat de l'Essonne souhaitant ne pas voter les textes et attendre la décision du Bureau national, était au préalable repoussée.

La résolution 1, portant sur les orientations et l'analyse de la situation, a été adoptée, elle, à une très large majorité (86%). Première organisation syndicale dans le secteur public et social privé sur la région pari-sienne, le CRC-CFDT a ainsi réaffirmé sont attachement au socialisme autogestionnaire, à sa pratique syndicale de lutte de classe, son souci de l'unité et son soutien aux nouvelles formes d'organisation que se sont données les salariés, tout en soulignant la nécessité de l'outil syndical.

La résolution 2, axée sur la structuration, a été votée à 55% des suffrages exprimés. Elle s'opposait à la résolution 2bis, elle aussi consacrée à l'organisation de la région santé, mais refusant l'illusion d'une CFDT-maintenue. Cette résolution 2bis, soutenue par les syndicats sociaux privé et Santé privé de Paris, a été minoritaire. C'est donc en se maintenant dans la CFDT jusqu'à un prochain congrès prévu en Avril que les syndicats Santé-sociaux vont mener le débat démocratique à l'intérieur de la CFDT et poursuivre l'action revendicative. C'est en effet, fin mars que le bureau national confédéral de la CFDT devrait définitivement trancher sur les conflits internes.

Une dernière résolution sur le fonctionnement et le financement du CRC a été adoptée. Elle portait sur la constitution d'une équipe permanente et la centralisation des moyens ; ce qui n'a pas été sans susciter quelques débats, au sein du congrès, entre ceux qui étaient partisans d'un total fédéralisme en moyens humains et financiers et les autres, pour le moment majoritaire, partisans d'un minimum de centralisation.

Le congrès s'est achevé sur le vote de motions d'actualité sur les luttes prochaines dans le secteur social. La présence d'Unions départementales et professionnelles, le message d'Eugène Descamps aux congressistes confirmaient, s'il en était besoin, le soutien de l'interprofessionnelle CFDT aux moutons noirs de la Santé.

Alain Dissoluble
Le Monde libertaire (janvier 1989)

Anarchy,
fanzine et rock and roll...

L'histoire, malheureusement, se répète sans cesse, ses leçons, même évidentes ne servent pas à grand chose.

Dans les années 60, la jeunesse en mal d'identité s'identifie au rock'n'roll. Le système tente d'abord de diaboliser cette musique, comprend que non seulement il vaut mieux le récupérer, mais que, c'est un moyen efficace de faire de l'argent.

Dans les années 70, le monde a changé et le rock aussi. La jeunesse s'identifie de nouveau à cette musique afin de contester le système : guerre au Vietnam, productivisme, capitalisme. Une fois encore, le système se nourrira de cette nouvelle contestation musicale.

À la fin des années 70, naîtra le mouvement punk qui aura une nouvelle particularité dans la contestation : non seulement il remettra en cause une société pourrie, mais il combattra cette musique qui s'est vendue. Malheureusement, le punk sera aussi très vite récupéré et le système se fera beaucoup d'argent.

Au début des années 80, nous verrons apparaître ce que nous appellerons, par souci de simplification, le rock alternatif, issu du mouvement punk mais aussi de la BD, du polar, de la satire, de mai 68... et qui tentera de tirer les leçons de la récupération marchande en s'inspirant des indépendants américains et anglais. D'autres courants musicaux qui portent en eux une réelle contestation ont subi le même sort : le reggae et le rap par exemple. Une alternative musicale est-elle vraiment viable ?

Le rock "alternatif", un vrai mouvement politique

Comme tous les mouvements politiques, il avait ses militants : des milliers de groupes de jeunes qui vont aux concerts, qui achètent les zines et qui participent aux centaines d'assos qui se sont créées. Il avait aussi ses structures locales et nationales : des dizaines de labels de production, des dizaines de labels de distribution, des assos de concerts, des magasins, des salles de répèt, etc. Il avait ses organes de presse : en permanence plus de 400 zines et des dizaines d'émissions de radio. Il avait son idéologie : l'antifascisme, l'antiracisme, l'antisexisme, l'anti-vivisection, l'antimilitarisme, l'antiautoritarisme, l'anticapitalisme (lutte contre la galère, la misère...). En plus de tout cela, il avait aussi ses revendications propres : concerts et disques pas chers ; partage de la musique sans culte des vedettes ; salles de répèt, de concert, studio d'enregistrement à la portée de tous ; une culture pour tous et par tous. Bref le do it your self proche de la démocratie directe.

La similitude avec les mouvements politiques allait bien plus loin. Puisqu'il y avait ses leaders : Béruriers noirs, Ludvig Von 88, Nuclear Device, Parabelum, Thuggs, Babylon Fighters... les tendances s'affrontaient, s'alliaient scissionnaient entre extrémistes, réalistes, réformistes et mêmes les sociaux-démocrates (traîtres) qui se vendront aux majors : les Satellites, les Négresses vertes, la Mano negra.

Les groupes vont peu à peu avoir du succès, il va y avoir de plus en plus gens dans leurs concerts, leurs disques se vendront (certains groupes vendront plus de 2.000 exemplaires).

Le rock alternatif deviendra un tel phénomène que les médias en feront un genre musical au même titre que le rap, le reggae ou la techno. Mais voilà, ceux qui étaient dans le rock alternatif, non pas par conviction mais pour l'utiliser comme tremplin ou d'autres, plus sincères, qui pensaient qu'il fallait le sortir du ghetto ont succombé aux sirènes des médias et des majors qui, il est vrai, avaient pour l'occasion des propositions alléchantes. Victime de son succès, de son manque de coordination, d'entraide et de travail en commun, le rock alternatif loupera le coche. Aucune structure de distribution digne de ce nom, ne fut capable de satisfaire la demande. On verra donc des labels de diffusion passer des contrats avec les distributeurs indépendants qui, plus tard, se feront racheter par de grosses compagnies. Certains majors, tels que Virgin, créeront même des labels alternatifs avec des anciens du mouvement pour, non pas découvrir de nouveaux talents, mais trouver... de nouveaux produits.

Le rock alternatif va entrer dans une véritable crise politique et morale : certains groupes vont entrer dans des majors. Certains labels alternatifs vont grossir, se transformer et agir comme des majors tout en gardant des réflexes alternatifs.

Même s'il n'est pas entièrement récupéré, le rock alternatif n'est plus une alternative au système marchand, il est au mieux indépendant.

Heureusement, l'espoir revient, toutes les structures alternatives n'étaient pas out. Quelques unes, telles que On a faim !, Crash Disques, Black & Noir, se sont crées ou développées. Les 400 zines sont toujours là, les contenus sont encore très radicaux, les groupes, les labels de distribution ou de productions sont toujours aussi nombreux et il y a toujours autant de concerts. Pourtant, les problèmes qui existaient vers la fin des années 80 sont toujours là, sauf que les jeunes sont revenus de tout, et qu'ils ne sont pas prêts à refaire le jeu de qui que ce soit.

En tant que libertaire de culture rock, je me suis tout de suite senti très à l'aise dans ce milieu. C'est tout naturellement que nous avons créé un zine, un label des émissions de radio faisant partie intégrante de ce mouvement tout en gardant notre spécificité. Aujourd'hui, nous n'avons pas envie d'être déçus à nouveau. Il existe, dans ce milieu, des rapports d'individu à individu, des rapports égalitaires, une vision du monde basée sur des principes de plaisir, basée sur les besoins de chacun et non sur le fric et le profit. C'est pour cette capacité d'auto-organisation qu'a le rock indépendant, que nous ne devons pas négliger ce terrain pour développer les idées libertaires.

Fernando Bronchal
Le Monde libertaire (novembre 1995)

Daniel Guérin

Daniel Guérin, né le 19 mai 1904, disparaît le 14 avril 1988.

Issu d'une famille bourgeoise libérale et dreyfusarde, il est diplômé de sciences politiques et entre dans la vie avec des œuvres littéraires de jeunesse tout en ayant des activités de libraire en Syrie de 1927 à 1929.

Lors d'un voyage en Indochine, en 1930, où il découvre la réalité coloniale, il profite de la traversée pour dévorer un nombre impressionnant de textes politiques allant de Proudhon à Marx en passant par Sorel. Sa fréquentation des jeunes ouvriers des faubourgs pousse le jeune Daniel Guérin à jeter son froc aux orties. Il rompt avec son milieu bourgeois, s'installe à Belleville, devient correcteur et s'engage dans le syndicalisme révolutionnaire en participant au groupe-revue Révolution Prolétarienne animé par Pierre Monatte.

En 1933, Daniel Guérin parcourt à bicyclette, l'Allemagne hitlérienne. Il en ramène un document de première heure sur la montée du nazisme qui paraît dans Le Populaire de la SFIO et sera repris en volumes sous les titres La Peste brune et Fascisme et grand capital (1936). Daniel Guérin y analyse l'origine du fascisme, de ses troupes et la mystique qui les anime ; sa tactique offensive face à celle, trop légaliste, du mouvement ouvrier ; le rôle des plébéiens qui le rejoignent ; son action anti-ouvrière et sa politique économique (une économie de guerre en temps de paix). Daniel Guérin s'attache en particulier aux cas de l'Italie et de l'Allemagne. Il cherche ainsi à dissiper les illusions anticapitalistes entretenues par le fascisme lui-même, en montrant que son action, aussi bien avant qu'après la prise du pouvoir, bénéficie surtout au capital économique et financier. Dans ces conditions, il lui paraît que l'antifascisme est illusoire et fragile, qui se borne à la défensive et ne vise pas à abattre le capitalisme lui-même.

Dans les rangs de la SFIO, Daniel Guérin, déjà anti-stalinien viscéral, rejoint les rangs du socialisme révolutionnaire de la tendance Gauche Révolutionnaire animée par Marceau Pivert.

Co-fondateur des Auberges de jeunesse, Daniel Guérin est également un membre actif du mouvement des occupations d'usines durant le Front populaire en tant que responsable inter-syndical en banlieue. Il est aussi l'un des éléments les plus radicaux du courant de la Gauche Révolutionnaire et l'un de ceux qui ne se plaint pas, outre mesure, de son exclusion. Il s'attelle, alors, à la création d'un authentique parti révolutionnaire, le nouveau Parti socialiste ouvrier et paysan (qui défendra des positions défaitistes révolutionnaires lors de la deuxième guerre mondiale et disparaîtra peu après).

En 1937, suite à l'appel à la solidarité de l'Espagne révolutionnaire, Daniel Guérin est scandalisé par la politique de non-intervention du gouvernement Blum. Avec quelques camarades regroupés autour de Maurice Jacquier, il apporte, de toutes ses forces, un soutien politique et matériel à la CNT, à la FAI et au POUM, tout en s'opposant aux sinistres menées des sbires de Staline.

En 1939, Daniel Guérin est chargé de créer, à Oslo (Norvège), un secrétariat international du Front ouvrier international contre la guerre, rassemblant tous les courants socialistes de gauche opposés par internationalisme prolétarien à la guerre inter-impérialiste.

Arrêté par les Allemands en avril 1940, il est interné civil. Gravement malade, il est libéré en 1942. De 1943 à 1945, Daniel Guérin coopère, en France, avec le mouvement trotskiste dans la clandestinité, essayant de maintenir une position internationaliste à l'écart du chauvinisme ambiant, multipliant les appels aux travailleurs allemands jusque dans les rangs de l'armée d'occupation (activité militante on ne peut plus dangereuse d'autant que les livres de Daniel Guérin sur le fascisme font partie de la fameuse liste Otto).

En 1946, Daniel Guérin s'établit aux États-Unis où il est actif aux côtés du mouvement ouvrier et des Noirs américains. Il en est expulsé en 1949, dans le cadre de la chasse aux sorcières du maccarthysme, et rentre en France.

Il étudie les œuvres complètes de Bakounine lorsque, en 1956, éclate la révolte des Conseils ouvriers hongrois contre le capitalisme d'Etat et la domination de l'URSS. La conjonction de ces deux faits le rend à jamais allergique à tout socialisme autoritaire, qu'il soit jacobin, marxiste, léniniste ou trotskiste. Daniel Guérin s'emploie à déboulonner l'idole Lénine pour la stratégie duquel il éprouvait, jusqu'alors, une grande admiration. Il en critique les concepts militaires, dénonce la notion frelatée de dictature du prolétariat lui préférant celle de contrainte révolutionnaire. Il redécouvre l'apport de Rosa Luxemburg dans sa lutte contre l'ultra-centralisme et le substitutionnisme léninistes, allant jusqu'à entrevoir des passerelles avec la spontanéité révolutionnaire chère aux libertaires.

Cette démarche l'amène à écrire, en 1965, son célèbre texte L'Anarchisme (réédité et maintes fois traduit, tiré à plus de 100.000 exemplaires) et sa colossale Anthologie de l'anarchisme. Ni Dieu, ni Maître, ce qui introduit rapidemment un quiproquo dans nos milieux : Daniel Guérin n'est toujours pas un anarchiste au sens strictement idéologique, même si, sur le plan personnel, il fait preuve d'un esprit libertaire sans tabous. Par ces textes, il veut faire connaître tout l'apport original du courant anarchiste et il y réussit d'ailleurs, car le petit livre de la collection Idées fut la première lecture de nombreux libertaires d'aujourd'hui. Mais, son le but est, avant tout, de réformer l'ensemble du mouvement révolutionnaire (ce qu'il considère comme tel), de l'affranchir des ornières autoritaires, jacobines, marxistes-léninistes, sans pour autant le faire basculer dans l'idéologie social-démocrate voire, aujourd'hui, libérale bourgeoise, dans laquelle surnagent tant d'ex-militants des années 70.

Durant des années, Daniel Guérin s'engage jusqu'au cou dans le soutien aux militants algériens. Il participe au Comité France-Maghreb, signe le Manifeste des 121 contre la torture et pour l'insoumission (1960) et n'accepte jamais les luttes fratricides entre FLN et MNA. Il s'engage en internationaliste comme partie prenante de la lutte et non pas comme porteur de valises au service d'un mouvement.

L'année 1962 le voit quelque temps au PSU, dont il s'éloigne, le trouvant par trop social-démocrate. Plus tard, il n'hésitera pas à dénoncer, toujours sans tabous, les tendances sociales-démocrates (et autoritaires) de Marx (cf. La Rue, 1983). Il affirmera également son admiration pour l'apport philosophique des anarchistes individualistes tels qu'Émile Armand ou Zo d'Axa dans leur contestation concrète des valeurs morales de l'époque. Daniel Guérin fut, aussi, un fin connaisseur de l'œuvre de Proudhon.

Mai 68, ce deuxième orgasme de l'histoire qu'il a la chance de vivre après le Front populaire, le jette dans la mêlée. On le voit, à 64 ans à la Sorbonne, aux côtés des libertaires de la revue Noir et Rouge et du Mouvement 22-Mars.

En 1969, il est co-fondateur du Mouvement communiste libertaire (rassemblant des éléments issus de la FCL, de l'UGAC, de la JAC) et éclaircit ses positions dans un texte dont il reconnaîtra l'ambiguïté du titre, Pour un marxisme libertaire.

La fusion (dont il est un des artisans de la plateforme) ratée, en 1971, entre l'Organisation Révolutionnaire Anarchiste et le Mouvement communiste libertaire le décourage. Il participera successivement à l'OCL, à l'ORA (dont il s'éloigne à la période autonome) pour rejoindre en 1980, par ouvriérisme, l'UTCL dans laquelle il milite jusqu'à sa mort.

Durant ces années, Daniel Guérin est engagé totalement dans le Comité pour la vérité dans l'affaire Ben Barka, dans le Comité Vietnam national, dans le Comité de lutte antimilitariste, tout en participant à la commission Droits et libertés dans l'institution militaire de la Ligue des droits de l'homme, autour de Me Noguères et même d'"officiers progressistes" (pensant que les positions d'objection, d'insoumission et les activités de comités de soldats sont des luttes complémentaires et non pas contradictoires). Après la catastrophe du tunnel de Chèzy (8 morts), il participe activement au Rassemblement national pour la vérité sur les accidents dans l'armée.

Dès sa fondation, il participe activement aux activités du Front homosexuel d'action révolutionnaire.

Son anticolonialisme de toujours le pousse aux côtés des Antillais, des Polynésiens (soutenant son vieil ami Pouva'ana (si longtemps déporté en métropole), des Kanaks...

Daniel Guérin se lance dans la guerre civile des historiens voulant dénaturer la Révolution française, écrivant quelques mois avant sa mort, qu'il est un impérieux devoir de faire front face à la ruée des contre-révolutionnaires qui préfèrent les Vendéens et les chouans aux sans-culottes, à la meute qui s'est jetée ces dernières années sur la "Grande révolution" pour la déchirer à pleines dents, la calomnier, la salir.

Daniel Guérin n'a jamais été un militant anarchiste au sens strict, mais les anarchistes lui doivent beaucoup quant à la diffusion de leurs idées. S'il a attaqué un certain vieil anarchisme fossilisé d'une certaine époque (tout comme d'ailleurs le marxisme autoritaire dégénéré), il a toujours voulu que le meilleur de l'anarchisme puisse peser dans le mouvement révolutionnaire pour y contrer les dérives autoritaires. Il ne concevait pas le communisme libertaire (ou anarchisme-communisme, terme qu'il acceptait aussi) comme un dogme, mais comme une tendance, une recherche sans cesse inachevée, persuadé qu'il était que la révolution sociale future, à la fois nécessaire et désirée, ne serait ni de despotisme moscovite ni de chlorose social-démocrate, qu'elle ne sera pas autoritaire, mais libertaire et autogestionnaire, ou si l'on veut conseilliste (À la recherche d'un communisme libertaire, 1984).

Daniel, en donnant son corps à la science, tu ne permets pas que ton souvenir s'enlise dans le rituel commun des tombes à fleurir. Tu nous obliges à célébrer ta mémoire par nos combats et nos luttes d'émancipation. Nous t'en remercions. Salut et fraternité !

D.G.
Le Monde libertaire (avril 1988)

Venise 1984 : l'anarchisme
dans tous ses états !

La Rencontre internationale de Venise qui s'est déroulée, il y a déjà deux ans (la dernière semaine de septembre 1984), autour du thème Tendances autoritaires et tensions libertaires dans les sociétés contemporaines peut, sans doute, se targuer d'avoir été un des moments forts du mouvement libertaire de ces dernières années.

La publication, par l'Atelier de Création Libertaire de Lyon, de la plupart des contributions présentées à Venise (près de 400 pages réparties en quatre brochures) sous le titre de Un anarchisme contemporain, Venise 84 nous donne l'occasion de tirer un premier bilan d'ensemble.

Organisée conjointement par le Centre d'études Pinelli de Milan, le Centre d'Information et de Recherche sur l'Anarchisme (CIRA) de Genève et l'Anarchos Institute de Montréal, elle a eu le mérite majeur de permettre, pendant une semaine entière, à des militants ou des sympathisants, jeunes et moins jeunes, venus assez nombreux des quatre coins du monde, de débattre ou d'échanger leur point de vue et cela en dépit même de la formule retenue du colloque de réflexion pour "spécialistes". Formule qui ne pouvait de toute manière que réduire la participation directe et effective du public au minimum lors des différents séminaires, tables rondes, etc.

Initiative positive néanmoins, la rencontre de Venise s'inscrit dans un effort louable de réflexion mené déjà depuis une dizaine d'années notamment par les camarades réunis autour du Centre Pinelli, avec la tenue de journées analogues et dont les plus significatives ont été celles consacrées à la techno-bureaucratie en 1978 et à l'autogestion en 1979.

Certes, il est difficile de vouloir dégager un jugement d'ensemble sur les contributions aussi disparates, voire contradictoires, qui se sont affrontées à Venise et qui reflètent, on ne peut mieux, l'état d'éclatement structurel du mouvement libertaire. La lecture de bon nombre de ces textes ne nous a pas moins laissés franchement perplexes et songeurs quant à l'image de l'"anarchisme contemporain" qui peut se dégager.

Et pourtant, les préoccupations principales qui se sont faites jour à Venise (et tout spécialement la nécessité soulignée d'une réflexion du mouvement sur lui-même) sont les nôtres et nous ne pouvons que souscrire pleinement à des affirmations comme celle de Amadeo Bertolo dans son introduction au recueil consacré à l'État et Anarchie sur la nécessité prioritaire à accorder à la réflexion étant donné le retard dramatique que nous avons accumulé depuis un demi-siècle. Mais si, comme l'indique toujours Bertolo, penser l'anarchisme signifie tâcher de saisir son identité première, force est de constater qu'à côté de l'image de force et de vitalité donnée par le peupleum anarchiste dans les rues, les réponses apportées aux problèmes actuels dans les salles, bien loin d'être celles d'un anarchisme "anti-dogmatique", nous semblent refléter davantage celles d'un anarchisme qui doute de lui-même et de ses possibilités révolutionnaires. Un anarchisme qui se pose des questions sur sa propre raison d'être, qui se cherche, prêt à se débarrasser allégrement de tout son héritage idéologique et militant faute d'une vision collective et organisationnelle de celle-ci.

Un anarchisme qui doute

Les exemples ne manquent pas. Des textes comme ceux de Rudolf de Jong Bilan et perspectives de l'anarchisme ou de Nico Berti Pour un bilan historique et idéologique de l'anarchisme sont, à cet égard, bien significatifs, mais ne sont pas les seuls.

Le point de départ commun pour beaucoup d'intervenants est celui du double constat de l'échec du projet d'émancipation socialiste ou libertaire aux XIXe et XXe siècles ainsi que de la "déchéance" de la classe ouvrière en tant que sujet révolutionnaire privilégié. Le discours n'est certes pas nouveau et ressemble fâcheusement à tant d'autres "discours" visant à nous convaincre du caractère "archaïque" de la lutte des classes pour que nous l'acceptions sans réserve.

À première vue cependant, comment ne pas se rendre à l'évidence majeure que, malgré les efforts immenses déployés depuis plus d'un siècle, Capital et État n'ont pas été vaincus par la révolte des opprimés ni ne se sont effondrés, sapés par leurs "contradictions internes". Au contraire, ils ont pu survivre en approfondissant et en élargissant encore davantage leur domination tout en sachant associer parfois les forces mêmes qui avaient surgi pour les combattre.

Face à ce processus d'intégration et de transformation des données du contexte économique et social dans lequel et contre lequel nous avons à nous battre, rester rivés à une vision strictement "ouvriériste" du combat à mener ou se bercer de l'illusion de l'effondrement inévitable du système, signifierait, sans doute pour nous, signer notre arrêt de mort en tant que force "subversive".

Faut-il pour autant en conclure comme le fait de Jong que l'idée d'une révolution complète détruisant l'ordre régnant n'est pas réaliste pour les anarchistes dans le ventre de la baleine ? Ce qui impliquerait l'abandon, de notre part, de toute stratégie de rupture "frontale" pour privilégier des formes d'érosion de l'autorité. Nico Berti, quant à lui, n'hésite pas à affirmer que l'anarchisme est parvenu à un tournant radical de son histoire. Les forces qui lui avaient donné naissance et avaient permis son développement se sont désormais évanouies et il faut considérer cette disparition comme irréversible.

Encore plus explicitement, des gens tels que Bernard Lanza, Joao Freire, Horst Stowasser, Tomas Ibanez, chacun à sa manière, en en tirant les conséquences, n'hésitent pas à décréter la déchéance de la révolution tout court, voire de son concept, pour remettre souvent au goût du jour des approches éducationnistes ou à se faire les défenseurs d'un anarchisme réformateur, non-révolutionnaire (voir Joao Freire, Un anarchisme non-révolutionnaire).

Il y a là, nous semble-t-il, autant de prises de position qui marquent, plutôt que le point de départ d'un anarchisme rénové, le suicide historique de notre mouvement à proprement parler, et la reconnaissance dans les faits de ce dont le pouvoir cherche à nous convaincre depuis toujours : qu'il n'y a pas ni de raison ni de possibilité de sortir du royaume de la domination. Ces interventions traduisent, en tout état de cause, un malaise certain du mouvement libertaire, voire la renonciation au chan-gement exprimée consciemment ou non face aux difficultés de la tâche.

Plutôt qu'à une crise de la révolution, ces discours nous paraissent relever bien davantage d'un anarchisme de crise, qui, faute de perspectives, finit par douter de lui-même et de ses possibilités de réalisation.

La conclusion à laquelle aboutit Nico Berti, malgré les précautions de forme, est bien celle d'une impossible réalisation politique de l'anarchisme que l'on distingue mal d'une impossible réalisation sociale tout court. Ainsi, pour lui la victoire de l'anarchisme au plan de la raison théorique a été directement proportionnelle à sa défaite sur le plan de la raison pratique.

En allant jusqu'au bout de sa logique, Berti n'hésite pas à situer la force de l'anarchisme dans sa dimension éthique, lui déniant par ailleurs, toute capacité politique de transformer la réalité sociale. L'anarchisme, dit-il, n'est révolutionnaire que dans la mesure où il est éthique, légitimant en quelque sorte idéologiquement la situation d'impuissance dans laquelle baigne notre mouvement.

En fait, cette opération de remise en cause radicale opère une sorte de dissociation entre l'anarchisme en tant que force idéologique et militante historiquement donnée, supposée dans une phase de déclin irréversible, et l'anarchie dont on réaffirme par ailleurs la nécessité en tant qu'affirmation constante et sans concessions de la liberté face au totalitarisme triomphant. Mais, en agissant de la sorte, en cherchant à sauver l'anarchie au dépens de l'anarchisme, Berti prend le risque de voir celle-ci perdre sa raison d'être historique qui est d'être liée aux conditions modernes de domination et d'exploitation, pour devenir une sorte de forme de protestation morale transcendante suspendue entre ciel et terre, sorte de nouveau Saint-Georges combattant le dragon Autorité.

Des attitudes de repli

Étant donné l'affirmation préalable de cette impossibilité majeure pour l'anarchisme de se traduire en un projet de société donné, comment s'étonner, alors, si les perspectives d'action font si cruellement défaut parmi les interventions présentées à Venise ? Au-delà des orientations générales données par Murray Bookchin, les discours démystificateurs tenus par Arianne Gransac sur le féminisme ou par Mario Borillo sur l'informatique, les perspectives de lutte sont quasiment toutes envisagées sous un angle individuel voire existentiel qui recherche, comme le demande explicitement Roberto Ambrosoli, une manière de vivre en anarchiste dans la réalité de l'unique lieu actuellement possible, celui de la société de domination.

Le changement de perspective est de taille puisque, manifestement, pour ces compagnons, il est superflu désormais de s'interroger sur le comment changer la société pour privilégier le comment y vivre en anarchiste, ce qui s'accompagne d'une redécouverte certaine (plus sur le fond que dans ses expressions idéologiques) d'attitudes que l'on peut qualifier sans peine d'individualistes et qui sont pour nous autant de formes de repli de l'anarchisme sur lui-même et le signe manifeste de son incapacité à toucher les masses. Bien plus, l'abandon hâtif, par ces camarades, du mouvement ouvrier comme sujet privilégié de leurs préoccupations n'est suivi d'aucune indication alternative sur le comment lutter, quand il ne se traduit pas par la revendication de comportements "marginaux" qui ne peuvent que nous marginaliser encore davantage. Pour un Luciano Lanza, par exemple, ce sont les insatisfaits, les inadaptés, les mécontents, les névrosés, les enragés, etc. qui sont aujourd'hui porteurs d'un désir de révolution ! Émile Armand aurait difficilement pu dire mieux...

Quand à Daniel Colson, dans la conclusion de son intervention sur le rapport entre les pratiques anarcho-syndicalistes et le pouvoir, il estime que le mouvement ouvrier n'a nul besoin de se donner un projet idéologi-que de type stratégique. Ainsi, on en arrive, en quelque sorte, à considé-rer l'état d'isolement du mouvement anarchiste et l'absence de perspectives globales d'action pour la classe ouvrière, comme une sorte de con-dition préalable, presque nécessaire à toute remise en cause du système.

De même qu'au siècle dernier, certains anarchistes traités de malfaiteurs par le pouvoir reprenaient à leur compte cette injure, la situation d'isolement et d'impuissance dans laquelle nous sommes placés semble être considérée par des compagnons comme la condition normale, le seul terrain possible sur lequel une action libertaire conséquente peut éclore.

Le mouvement anarchiste a certainement vécu trop longtemps sur ses propres mythes et il est temps que celui-ci cesse de se bercer de vaines illusions. Cependant, il faut faire attention à ne pas abandonner la proie pour l'ombre, à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Et si nous n'avons aujourd'hui pas plus de raisons qu'hier ni pour affirmer ni pour nier l'inéluctabilité de la révolution, aujourd'hui comme hier nous savons qu'elle est nécessaire si nous voulons modifier en profondeur les rapports sociaux actuels. Mais cette révolution ne tombera pas du ciel ni avec la complicité gracieuse du pouvoir en place.

Réfléchissons, discutons, mais n'oublions pas que faute d'une approche organisationnelle cohérente et qui s'inscrit dans le social, la révolution tout comme l'anarchie, ne peut rester qu'un vœux pieux.

G

Publié dans Anar

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