Un Peu d'histoire - suite3

Publié le par Mailgorn Gouez

Un Peu d'histoire - suite3


1997/98 : Qui sème la misère, récolte la colère !
Le mouvement des chômeurs et des précaires.

 

Vous trouverez ci-dessous le compte-rendu d'une émission spéciale de Radio libertaire consacrée au mouvement des chômeurs de l'hiver 1997 1998.
A l'occasion d'un congrès de la Fédération Anarchiste, Radio Libertaire a interviewé les membres des collectifs impliqués dans la lutte contre la misère.

Bordeaux : L'assemblée générale vire les dirigeants autoproclamés
Depuis 1993 (au sein du collectif AC-Gironde), nous avons participé a beaucoup d'actions sur les transports, des réquisitions de logements, de nourriture, etc...
AC Gironde a eu un fonctionnement particulier : tous les jeudis nous tenions un Forum, un lieu de débats libres et ouvert à tous, par ailleurs nous n'avions pas de bureau constitué. Cet hiver, au plus fort du mouvement, nous nous réunissions sur les marches du palais de justice afin de décider des actions à entreprendre.
Certains se sont autoproclamés porte-parole du mouvement auprès des média. Tant que les actions dominaient l'actualité, personne n'a rien dit, mais dès que le mouvement est " retombé ", les discussions sur le fonctionnement interne ont reprises. Au cours d'une AG " agitée ", ils n'ont pas été mandatés (ils ne l'avaient d'ailleurs jamais été).
Les associations deviennent-elles le services public des chômeurs ? Cela me paraît être le débat le plus important à l'heure actuelle, les institutions gouvernementales ou locales ont besoin d'interlocuteurs institutionalisés. Aussi parce qu'une partie des organisations de chômeurs cherchent une reconnaissance officielle (et les subventions qui vont avec).
Ce qui implique un fonctionnement différent et risque de déposséder les chômeurs/précaires de leur parole. D'autre part, parce qu'il faut l'avouer, certains chômeurs nous considèrent comme un recour face aux institutions, ils se positionnent comme des utilisateurs, des consommateurs.
Ils viennent chercher une aide pour remplir des dossiers, pour négocier avec la préfecture, les institutions sociales, etc... Comment organiser l'entraide sans tomber dans l'institutionnalisation ?
Si on veut dépasser les banalités, la question est complexe.

 

Occupation du PS par les chômeurs .

Nancy - Lyon : Ouvrir une " maison des ensembles ", un lieu de vie et de lutte
A Lyon, nous sommes partis très en retard (fin janvier), c'est avec l'occupation d'anciens locaux de l'ANPE que le mouvement a pris. Les chômeurs travaillaient avec les organisations les plus connues (AC) sans y adhérer véritablement, les plus présents ont rapidement discerné les organisations qui jouaient le jeux et celles qui avaient des visées politiques.
Au plus fort de l'occupation, il y avait jusqu'à 300 personnes et de nombreuses initiatives ont été prises : contacts avec les sections syndicales dans les entreprises de la région, réquisition dans les supermarchés, actions pour les transports gratuits, etc... Au moment du reflux du mouvement, comme partout, la police a évacué l'ancienne ANPE. Dès cet instant la problématique du collectif a été de rechercher un " lieu " pour exister. Ils ont été accueillis (difficilement) à la bourse du travail par la CGT, par nous à la librairie " la plume Noire " ou par la CNT.
Comme partout, le reflux n'a pas sonné la fin du mouvement, les discussions ont commencé et les fractures avec AC et la CGT sont apparues. Les objectifs immédiats sont d'ouvrir une " maison des ensembles " à Villeurbanne afin d'ouvrir un lieu de vie et des permanences et ainsi rester autonome. Pour les anarchistes en général, ce mouvement nous a permis de constater, l'attrait et l'adhésion que les pratiques libertaires rencontraient dans la population (souvent peu politisée), quand elles sont encrées dans le mouvement social.
Sur Nancy, chronologiquement, le mouvement s'est aussi structuré autours de la recherche d'un lieu de vie. Nous en avons d'ailleurs occupé plusieurs pendant quelques semaines. Les institutions nous ont souvent proposé des subventions, mais le collectif a refusé. Accepter ce deal, c'était perdre toute autonomie et les pratiques que nous avons réussi à mettre en place.
T rès rapidement, une scission est apparue entre les pratiques des organisations de gauche, d'extrême-gauche et le pole libertaire.
L'autogestion des luttes nous paraît être primordiale, alors que les communistes et les trotskistes ont refusé et combattu ouvertement (dès la première assemblée), les AG décisionnelles et souveraines. Les élections les préoccupaient beaucoup plus que la condition des chômeurs et des précaires, ils utilisaient le mouvement afin de promouvoir leurs candidats. Grenoble : en sommeil après l'hiver, le mouvement redémarre le 1er mai Si les actions ont démarré dès décembre avec l'occupation d'une antenne ASSEDIC, le mouvement a vraiment démarré avec l'arrivée de nombreux chômeurs/précaires NON encartés en janvier.
Les libertaires ont donc profité de ce renfort afin de proposé un fonctionnement débarrassé des manoeuvres politiciennes (notamment des trotskistes). Bien sur, tout le monde peut venir, mais les pratiques actuelles font que la récupération du mouvement est devenue quasiment impossible. En sommeil, le mouvement a redémarré le 1er mai par une occupation devant la préfecture. La plus grande victoire de ce mouvement a été de prouver qu'un mouvement social fort peut exister (sur Grenoble) sans être assujetti à l'extrême-gauche / verte locale. Marseille : Nous avons manqué d'audace, la population attend un changement social profond. Ce sont les comités de chômeurs de la CGT qui ont démarré les actions avec l'occupation des antennes ASSEDIC. AU début, la CGT a été surprise par l'ampleur du mouvement, mais rapidement, ils ont " placé " des hommes à eux afin de contrôler les revendications et les prises de paroles.
Nous avons été trop timides, nous avons des propositions concrètes : des transports gratuits, des logements décents pour tous, etc... En imposant ses revendications, la CGT a imposé aussi une pratique de lutte qui n'est pas autogestionnaire. Quelques tentatives pour inverser la situation ont eu lieu avec AC, mais sans suites.
La demande de changement est énorme.
Mêmes s'ils ne parlent pas encore de révolution, les gens attendent que socialement les choses bougent radicalement. Ils ont compris que le réformisme (ou les élections) menait dans une impasse, ne changeait rien sur le fond.
Actuellement, ceux qui collent des affiches " Yen a Marre, faut que ça change " c'est le Front National. C'est donc à nous d'avancer nos thèmes, nos pratiques, nos objectifs de " révolution ". Sinon c'est le FN qui imposera le contenu de ses " changements ", dont nous savons bien où ils mènent. Ils seront suivis, parce que le ras le bol est trop fort. A nous, de ne plus avoir peur d'afficher une perspective révolutionnaire aux mouvements sociaux.

ST Etienne : des transports gratuits pour TOUS !
Après le discours de Jospin, le collectif s'est focalisé sur le problème des transports. Même si nous tenions à garder une approche globale de la situation (lutte contre le capitalisme), cette revendication nous a intéressé, car nous l'avons élargie à des transports gratuits pour TOUS !
En effet, lors de distribution de tracts sur les marchés, nous nous étions rendu compte que la population accueillait certaines revendications du collectif " fraîchement ", elle les jugeait trop " corporatistes ".
Notre objectif est de connecter les problèmes des chômeurs/précaires avec ceux des salariés. Nous ne pouvons pas couper le mouvement des chômeurs des salariés qui sont souvent pas mieux lotis socialement.
Nous pensions que la CGT s'opposerait à cette revendication très radicale, mais nous avons été soutenu par les cheminots (SUD) qui ont proposé d'élargir cette revendication, des transports urbains, à la gratuité sur le réseau SNCF.

Besançon : Par hasard, nous avons séquestré le député .
Comme partout, le premier objectif des chômeurs a été de trouver un local. Le jour où nous occupions la Mairie, un député passait -par hasard-, nous l'avons séquestré. Evidemment, la situation s'est rapidement débloquée.
Les chômeurs ont eu un local en partie parce que AC en assurait la gestion " officielle ". Rapidement une fracture s'est faite entre AC, la CGT et les chômeurs NON encartés, les manoeuvres des premiers étant vraiment trop grossières et les chômeurs refusants de perdre le contrôle de leurs actions, de leurs décisions. La plus part n'avaient pas de pratiques " militantes ", ils ont appris en avançant. Il y avait des discussions assez longues, car les séances servaient d'exutoire avec une ou deux fois des propos " racistes ".
Retrouver la parole, c'est aussi exister de nouveau socialement, retrouver de la dignité. Mais l'apprentissage s'est fait, leur volonté de rester libres les a obligés à être vraiment responsables de leur lutte, de leurs actions. C'était plus long, mais plus fort, d'autant que comme partout, ils ont eu le sentiment d'être compris par la population. Après une accalmie, aux alentours du 1er mai, le mouvement est reparti à propos de la suppression d'une aide au logement distribuée par la Maire (PS).

Poitiers : carte santé et café philo pour tous !
Poitiers est une ville à forte implantation tertiaire, universitaire, mais où la ruralité est aussi présente. La misère existe aussi à la campagne.
Depuis deux ans, les libertaires revendiquaient la carte santé pour tous ! C'est ce travail préparatoire qui nous a permis, quand le mouvement a pris de l'ampleur, de proposer une pratique, des revendications concrètes dont la finalité égalitaire étaient perceptible par tous.
La carte santé permet à ceux qui ne travaillent pas de bénéficier des avantages que procurent le " tiers payant " ou une mutuelle. Ainsi, les précaires peuvent bénéficier de soins préventifs sur toutes les maladies qui réapparaissent avec la misère.
M. Monory refusait de l'attribuer automatiquement, car cela implique la gratuité des soins pour les RMIstes. On a occupé la " chambre de commerce ", puis la DIS (équivalant de la DASS pour le Conseil Général). L'évacuation s'est mal passée (plusieurs blessés), nous avons été virés par l'ensemble des forces du désordre Etatique, Municipales (PS), etc...
Cette bavure nous a finalement servi, puisque Monory et le Maire sont venus nous chercher afin de négocier. Même si les actions sont retombées, le collectif s'astreint à des discussions régulières au sein d'un café philo.

Perpignan : chômeurs, précaires... on a des questions plein la tête
Nous avons réussi à obtenir un local assez rapidement, un vrai lieu de vie et de libre expression où les Dadzibaos et autres affiches servent de décoration. Nous avons eu des contacts avec des jeunes qui sont venus dans le cadre de leurs cours, discuter avec nous et éditer un magazine sur le chômage. Avec des lycéens nous avons imprimé quelques tracts en directions des étudiants, le lien ne s'est pas totalement fait. Nous sommes aussi intervenus en prenant la parole lors de concerts.
Pour la manif du 7 mars nous avons refusé de rejoindre telle ou telle concentration Nationale, mais nous avions pris l'initiative d'une manif à Perpignan refusant ainsi d'être récupéré par les uns ou part les autres.
Nous avons défilé derrière une banderole " qui sème la misère, récolte la colère ". Nous avons participé à deux réunions hexagonales de collectifs autonomes. Par ailleurs, nous avons constaté qu'au début beaucoup de chômeurs se disaient " Apolitiques ".
Le mouvement, la parole libérée leur a permis de prendre conscience de beaucoup de choses. Aujourd'hui, nous avons plein de questions dans nos têtes sur l'état du mouvement et sur les suites à donner.

Limoux : les premiers coups de matraques (socialistes) nous ont aidé à ouvrir une cantine de chômeurs .
Le succès du mouvement sur Limoux et sa région, s'explique par le passé de luttes locales (CGT - Paysans) et par le travail sur les pratiques de luttes menés par les libertaires et une partie du milieu associatif très actif dans cette région.
Involontairement les socialistes -en interdisant les premières actions et en distribuant des coups de matraques aux journalistes- ont aidé à la popularisation du mouvement. Pour s'excuser, " on " nous a donné un local avec téléphone, Fax, etc... depuis on tient le coup.
Nous avons ouvert une cantine réservée aux travailleurs, chômeurs, précaires en luttes. On récupère de la bouffe grâce aux ruraux. En milieu rural la pauvreté existe, mais elle prend des formes différentes. " On " travaille énormément pour rien, ils rament économiquement.
Dans le collectif, il y a beaucoup de " ruraux ", il est vrai que la Confédération Paysanne fait un gros travail sur la précarité en zone rurale, contre l'agriculture intensive ou la culture du maïs transgénique. Nous avons aussi rencontré beaucoup de femmes qui constatent -comme nous- qu'elles sont les premières à faire les frais de la crise.
En perdant leur travail, elles perdent leur autonomie. Pour elles, c'est un retour à des conditions de vie que leurs mères, voire leurs grand-mère, avaient combattues.

 

Montpellier - Dijon : Les chômeurs ont aussi le droit à la culture.
Le fait d'être chômeur-précaire ne nous transforme pas forcément en " animal ".
A Dijon et à Montpellier, les collectifs ont ajouté à des revendications communes à beaucoup d'autres villes, le droit à la culture : gratuité d'accès à certains lieux culturels ou tarifs très réduits (20f.).

Creuse : Réquisition de terres à Guéret
Dans un premier temps, la mairie et la préfecture nous ont prêté un petit local. Ils espéraient ainsi désamorcer le mouvement, les décideurs (étatiques ou syndicaux) ne voulaient plus de " désordres " et de drapeaux noirs dans Guéret.
Le rapport de force n'étant pas en notre faveur, nous avons accepté. Cela nous a permis de donner une minimum de culture sociale & politique à la plus part des participants du collectif qui en avait quasiment aucune. Nous ne pouvons que constater une baisse très importante du sens de l'action collective dans une large frange de la population, souvent, les cas personnels prennent le pas sur l'intérêt collectif. Les politiciens le savent et jouent la division au sein du collectif.
Actuellement, la lutte a pris d'autres formes : au centre de guéret, il y a un terrain qui appartient à la Caisse d'Epargne. Nous l'avons réquisitionné, défriché et planté de salades, de carottes, etc...
Malgré les consignes des chefs (PCF), la base du collectif participe activement à la gestion de ce lieu. La population ne se contente plus de discours, elle voie bien qui agit et comment.
La creuse, c'est petit et c'est pauvre, tout ce sait vite, avec ce jardin non seulement on va nourrir ceux qui en ont besoin en redistribuant des légumes, mais on se réappropie les économies de la caisse d'épargne.

Evreux : les grains de pollen fleurissent-ils au printemps ?
On sait bien qu'un mouvement comme celui qui a rassemblé chômeurs, précaires et certains salariés a des pics et des creux. A Evreux comme ailleurs, un des premiers objectifs de la lutte a été d'obtenir un local de la Mairie (PC). Le Maire a cru profité du creux social pour vouloir nous l'enlever, il a échoué (Voir ML du 4 juin 98).
D'où l'importance d'avoir -pendant les creux- des lieux pour mener des débats, des discussions, pour se poser des questions sur le mouvement et aussi pour assurer des permanences. Si comme le disent beaucoup de chômeurs : " notre situation n'est plus tolérable, la société va dans le mur ". C'est à nous de les amener à rechercher des solutions de rechange.
Le collectif a donc, organisé une quinzaine de " réflexions ", pendant laquelle, nous avons reçu : des représentants du Chiapas, une délégation de personnes licenciées d'AUCHAN du Havre. Nous avons monté des conférences sur : l'histoire du 1er Mai, l'économie. Nous organisons aussi des projections de films. Pendant cette période, nous avons aussi accueilli la 2è rencontre des collectifs de chômeurs autonomes et indépendant.

Rennes - Paris 18è : EDF nous doit plus que la lumière
A Rennes, l'initiative est partie de la CGT, puis d'AC. Très rapidement, nous avons proposé que seules les AG soient décisionnelles, les commissions devant impérativement rendre compte aux AG. Les chômeurs ont rapidement appréhender les différences de fonctionnement pendant les luttes. Ils ne supportaient plus les actions " foireuses " où l'encadrement s'agitaient sans rien faire de concret. Ne plus être récupéré !.
Donc la CGT et AC sont partis et le collectif s'est constitué. Le mouvement est constitué d'individus qui appartiennent aux organisations de leur choix, mais en aucun cas ils doivent être les courroies d'une politique décidée ailleurs. Le collectif a beaucoup travaillé sur les rapports entre EDF/GDF et la précarité. L'objectif serait de passer d'un traitement individualisé (une action au cas par cas) à une revendication et des actions collectives. Nous avons lancé une action forte de propagande sur ce thème.
En janvier, un groupe de chômeurs envahit l'agence EDF située bd Barbès (Paris 18). Une plate-forme revendicative est présentée au directeur de l'agence, il nous renvoie vers la mairie du 18è (PS) qui nous dirige vers la Mairie de Paris, puis vers la Préfecture pour enfin revenir à EDF Paris-Nord. Aucun compromis ne sera trouvé, huit jours plus tard, les gardes mobiles interviennent.
Réunis en AG, dans les locaux de Droits Devant (dans le 18è), le " collectif des occupants de l'agence EDF Barbès " voit le jour. Nous travaillons principalement pour " le droit à l'énergie pour tous ". Nous éditons des tracts (EDF nous doit plus que la lumière), puis des pétitions destinées à M. Alphendéry (PDG d'EDF).
Nous lançons une campagne contre les coupures : nous invitons lors d'occupations ou de diffusions, les personnes en difficulté à se faire connaître auprès des services sociaux et de la cellule d'urgence d'EDF. Nous essayons de mettre l'accent sur la pseudo politique sociale d'EDF : Celle-ci verse 60 MF à des organisations caritatives alors que les coupures lui rapportent 180 MF.
Serait-ce la misère qui finance la politique sociale d'EDF ?
Le 15 mars (jour des élections régionales) , nous occupons pendant 11 heures un ancien hôtel (voir le ML), nous voulions le transformer en maison de quartier. Le 29 mars, apéritif organisé devant ce même hôtel afin de remercier les riverains de leur soutien (très actif). Depuis le collectif mène en parallèle actions et réflexions (sur la notion de service public).

Interview réalisée par :
Christophe, Danièle, Pascal, Wally, du groupe Louise michel pour Radio Libertaire

 

 

 

 

 

 

Gestion, Autogestion et grève expropriatrice et gestionnaire

En 1981, la "gauche" porteuse d'espoir d'amélioration des conditions d'existence s'emparait des commandes de l'Etat. Cette expérience a fait la preuve de l'efficacité du clan des polititiens à laisser le chômage et les inégalités se développer.
Belles promesses et projets généreux ont été rangés aux oubliettes du "réalisme" socialiste. Face à la déception et à la grogne, tous les gouvernements tentent de nous faire croire que notre avenir de travailleur est lié au sauvetage de l'économie des profiteurs.
Mais qui peut avaler cela?
Les dirigeants syndicaux peut-être, qui bradent leur indépendance, trompent leurs mandataires, dévoient leurs syndicats au nom de la "solidarité nationale" entre exploiteurs et exploités, et tous ceux qui prêchent encore les bienfaits de l'austérité aux travailleurs désabusés. Le revirement brutal de ceux qui hier encore mangeaient à la gamelle gouvernementale n'y changera rien.
Le monde politique traditionnel est à bout de souffle.

ATTENTION

Plus vite que nous le pensons, nous aurons à choisir. Dans la plupart des pays occidentaux, nous assistons au même phénomène. Au gré des élections, gauche et droite se succèdent sans que de véritables solutions soient apportées. Partout, le patronat durcit ses positions, les travailleurs paient la "crise" de leurs maîtres.
Combien de temps encore ce jeu d'alternance durera-t-il avant qu'une droite totalitaire ou une gauche "musclée" balaie les derniers semblants de démocratie?
Oublier l'histoire, c'est se condamner à la revivre. Devrons-nous attendre en moutons résignés l'avènement d'une dictature souhaitée par certains aujourd'hui, ou choisirons-nous la voie de la responsabilité et de l'égalité?

LA LUTTE POUR LA GESTION DIRECTE

Que personne ne décide à notre place!
Organisons la solidarité et l'entraide entre les travailleurs contre les patrons et bureaucrates. Préparons-nous à remplacer l'Etat, institution parasite et étouffante par une organisation fédéraliste des différents secteurs de la société. Demain, gérons nous-mêmes, directement, notre travail et nos cités. Supprimons les inégalités économiques et sociales.
Après l'échec à l'Ouest et à l'Est de toutes les doctrines autoritaires (démocratiques ou dictatoriales), luttons pour une société libertaire ; débarrassons-nous des patrons et des politiciens.

LES PRINCIPES

Les principes de l'économie libertaire tels que les anarchistes les conçoivent sont clairs.
Ils supposent :
- le fédéralisme, agenr de coordination en remplacement de l'Etat, agent de coercition du sysytème capitaliste.
- l'abolition d'un système économique basé sur le profit, la plus-value et l'accumulation du capital.
- la collectivisation des moyens de production et d'échanges.
- l'égalité économique et sociale.
- La limitation de l'autorité aux accords librement passés entre les participants à l'élaboration d'une éconmoie directement gérée par les travailleurs.
Nous nous démarquons de cette autogestion mise à la mode par les " chrétiens " progressistes et les marxistes modernistes dont les thèses débouchent toujours sur des projets clairement cogestionnaires, l'utilisation du terme gestion directe pour définir notre proposition semble plus appropriée.

LA GESTION DIRECTE. POUR QUOI FAIRE ?

La participation à la gestion d'une entreprise n'a d'intérêt pour un travailleur que si elle transforme ses conditions d'existence. Gérer une entreprise en commun, alors que cette entreprise conserve ses structures de classes consisterait pour les travailleurs à gérer leur propre misère, leur propre exploitation.
Ce qui confère à l'entreprise ses structures de classes, ce sont :
· La propriété privée de l'entreprise
· L'appropriation par le capital d'une plus-value que le travail de tous à créée,
· Les différences de rémunérations
· Le maintien d'une autorité qui excède le cadre de la tâche à accomplir
Les privilèges de l'encadrement. Demain, si dans l'entreprise autogérée, il reste des différences économiques, il se reconstituera une nouvelle classe dirigeante qui défendra par tous les moyens ses privilèges. Les anarchistes pensent contrairement aux marxistes avec leur période intermédiaire, qu'il faut supprimer immédiatement tous les privilèges de classe sans exception.
Les travailleurs se demandent ce qu'ils peuvent gagner à la gestion de l'outil de production. Ils pèsent les avantages et les inconvénients qui en résulteront pour eux, et dont le principal est la responsabilité : c'est celui qui le fait le plus réfléchir, car celle qu'ils assureront sur le lieu de travail engagera celle de leur condition économique.
Nous touchons ici au problème humain, celui de l'Homme(et de la femme) devant la responsabilité, celui de la quiétude qui résulte d'une certaine servilité, surtout lorsqu'elle s'assortit de conditions d'existence économiques et morales acceptables.
Mais une autre série de questions se pose au monde du travail. Elles ont trait à la maîtrise des moyens technologiques et des modalités de gestions. Quelles seront les conditions de productions et de distributions ?
Il est possible d'avancer deux raisons solides qui peuvent nous convaincre que les salariés auraient avantage à gérer la production.
La première, c'est qu'ils répartiraient mieux le fruit de leur travail, ce qui est une raison purement économique, matérielle.
La deuxième raison est que cette prise en main concourt à l'épanouissement individuel. Mais pour que la gestion directe se traduise en actes, il faut que l'Homme se débarrasse des coutumes consacrées par les siècles, il faut qu'il s'émancipe des préjugés. La production devra être conditionnée par les besoins et non par le profit.

La gestion directe implique de fait l'abolition de salariat et reste sous-tendue par une gestion globale et rigoureuse du système productif. Il est important de souligner que si l'égalité économique est une condition nécessaire à la suppression des classes, elle n'est pas suffisante ; la suppression de l'État doit l'accompagner sous peine de voir se recréer une classe dominante.
Cette société sans classe et sans Etat que nous proposons justifie la prise en main par les travailleurs des moyens de productions et d'échange, par la population entière la prise en main de la distribution des affaires communales, régionales nationales et internationales par une organisation fédérale adaptée à toutes les situations.
Bien évidemment, la gestion directe dépasse ici le cadre strict de l'économie et se généralise à tous les domaines de la vie (cadre et conditions de vie, culture, ect.). Le but du fédéralisme libertaire est de coordonner, d'organiser la vie en société en supprimant tout pouvoir. C'est pour cela que les théoriciens anarchistes, et, à leur suite ceux qui réclament de l'anarchisme, ont toujours justifié la nécessité de l'organisation.

LA COORDINATION SANS ETAT

 

C'est souvent le manque d'organisation structurée qui permet au premier quidam venu d'imposer son autorité et d'être proclamé, suivant les époques : roi, ayatollah ou président. Le fédéralisme libertaire reconnaît dans toute société une multitude d'êtres individus et collectivités ayant chacun des aspirations particulières et un rôle propre.
C'est pourquoi doit être reconnue à chacun l'autonomie la plus large ainsi que la possibilité de s'organiser, de se gérer et de s'administrer comme bon lui semble sans qu'un organe "supérieur" lui dicte ce qui est "bon" ou "juste" .
L'autonomie a bien sûr ses limites, qui sont le respect de la cohésion de l'ensemble de la société et le non-exercice du pouvoir d'un groupe sur un autre. Nous voyons donc que contrairement à l'organisation étatique, l'autonomie ou la liberté d'autrui n'est nullement une borne. Mais cette autonomie n'est pas suffisante ; l'entraide est nécessaire.
Elle exige de chacun que le contrat librement consenti d'égal à égal remplace la loi édictée et imposée par un seul. Elle exige également que chacun (collectivité et individualité) participe aux décisions communes.
Ces différents facteurs combinés transformeraient notre vie de façon radicale en remplaçant le pouvoir de quelques uns sur tous par une organisation qui, seule, est à même de composer la société sans la paralyser.

LA GREVE EXPROPRIATRICE GESTIONNAIRE

C'est pendant la période où l'Etat, les directions syndicales et politiques, sont désemparés par un mouvement social de grande ampleur, que l'action décisive est possible.
C'est l'instant où, d'une grève revendicatrice, de refus, la grève doit devenir expropriatrice et gestionnaire.
- Expropriatrice en refusant de céder les profits aux patrons.
- Gestionnaire : une fois la patron mis à la porte, il faut continuer la production, triouver les débouchés, repenser une économie dont le moteur n'est plus le profit, mais la satisfaction des besoins. C'est l'instant de la chance révolutionnaire ; ce qui est rejeté et le but à atteindre doivent être clairement définis.
Entre ces deux pôles de la réflexion de chacun, quelques idées-forces qui s'inspirent de la conjoncture, et qui varienront avec elle, détermineront les choix. Parce que nous sommes pour la maîtrise totale de l'économie par les travailleurs, nous refusons les systèmes capitalistes, libéraux et étatiques.
Nous voulons établir l'égalité économique et bâtir une organisation de la société débarrassée de l'Etat. La grève gestionnaire nous semble dans l'état de complexité de l'économie moderne, un des moyens les plus efficaces pour arracher aux classes dirigeantes et à l'Etat les instruments de productionb et d'échange.
C'est donc à partir des réalités de notre temps que nous poursuivrons notre ouvre de libération sociale, ce qui confère à l'anarchisme son originalité car, contraire à tous les dogmes, il est une adaptation constante de la proposition théorique aux conditions sociales d'aujourd'hui.

Fédération Anarchiste 1986

les affiches des années 70'

 

 

 

 

 

La question du pouvoir dans les sociétés primitives
Pierre Clastres* (paru dans Ia revue Interrogations en Mars 1976)

Au courts des deux dernières décennies, l'ethnologie a connu an développement brillant grâce à quoi les sociétés primitives ont échappé sinon à leur destin (la disparition) du moins à l'exil auquel les condamnait, clans la pensée et l'imagination de l'Occident, une tradition d'exotisme très ancienne. A la conviction candide que la civilisation européenne était absolument supérieure à tout autre système de société s'est peu à peu substituée la reconnaissance d'un relativisme culturel qui, renonçant à l'affirmation impérialiste d'une hiérarchie des valeurs, admet désormais, s'abstenant de les juger, la coexistence des différences socioculturelles. En d'autres termes, on ne projette plus sur les sociétés primitives le regard curieux ou amusé de l'amateur plus ou moins éclairé, plus ou moins humaniste, en les prend en quelque sorte au sérieux. La question est de savoir jusqu'où va cette prise au sérieux.

Qu'entend-on précisément par société primitive ?
La réponse nous est fournie par l'anthropologie la plus classique lorsqu'elle veut déterminer l'être spécifique de ces sociétés, lorsqu'elle veut indiquer ce qui fait d'elles des formations sociales irréductibles : les sociétés primitives sont les sociétés sans Etat, elles sont les sociétés dont le corps ne possède pas d'organe séparé du pouvoir politique.
C'est selon la présence ou l'absence de l'Etat; que l'on opère un premier classement des sociétés, au terme duquel elles se répartissent en deux groupes: les sociétés sans Etat et les sociétés à Etat, les sociétés primitives et les autres. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que toutes les sociétés à Etat soient identiques entre elles : on ne saurait réduire à un seul type les diverses figures historiques de l'Etat et rien ne permet de confondre entre eux. L'Etat despotique archaïque, ou l'Etat, libéral bourgeois, ou l'Etat totalitaire fasciste ou communiste. Prenant donc garde d'éviter cette confusion qui empêcherait en particulier de comprendre la nouveauté et la spécificité radicales de l'Etat totalitaire. on retiendra qu'une propriété commune fait s'opposer en bloc les sociétés à Etat aux sociétés primitives.
Les premières présentent toutes cette dimension de division Inconnue chez les autres, toutes les sociétés à Etat sont divisées, en leur être, en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans Etat Ignorent cette division: déterminer les sociétés primitives comme sociétés sans Etat, c'est énoncer qu'elles sont, en leur être, homogènes parce qu'elles sont indivisées. Et l'on retrouve ici la définition ethnologique de ces sociétés : elles n'ont pas d'organe sépare du pouvoir, le pouvoir n'est pas séparé de la société.

Prendre au sérieux les sociétés primitives revient ainsi à réfléchir sur cette proposition qui, en effet, les définit parfaitement: on ne peut y isoler me sphère politique distincte de la sphère du social. On sait que, des son aurore grecque, la pensée politique de l'Occident a su déceler dans le politique l'essence du social humain (l'homme est un animal politique), tout en saisissant l'essence du politique dans la division sociale entre dominants et dominés, entre ceux qui savent et donc commandent et ceux: qui ne savent pu et donc obéissent. Le social c'est le politique, le politique c'est l'exercice du pouvoir (légitime ou non, peu importe ici) par un ou quelques-uns sur le reste de la société (pour son bien ou son mal, peu importe ici) : pour Héracilte, comme pour Platon et Aristote, il n'est de société que sous l'égide des rois, la société n'est pas pensable sans sa division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et la où fait défaut l'exercice du pouvoir, on se trouve dans l'Infrasocial, dans la non-société.

C'est à peu près en ces termes que les premiers Européens jugèrent les Indiens d'Amérique du Sud, à l'aube du XVII siècle. Constatant que les "chefs" ne possédaient aucun pouvoir sur les tribus, que personne n'y commandait ni n'y obéissait, ils déclaraient que ces gens n'étaient point policés, que ce n'étaient point de véritables sociétés: des Sauvages c sans foi, sans loi, sans roi.

Il est bien vrai que, plus d'une fois, les ethnologues eux-mêmes ont éprouvé un embarras certain lorsqu'il s'agissait non point tant de comprendre, mais simplement de décrire cette très exotique particularité des sociétés primitives : ceux que l'on nomme les leaders sont démunie de tout Pouvoir, la chefferie s'institue à l'extérieur de l'exercice du pouvoir politique. Fonctionnellement, cela paraît absurde : comment penser dans la disjonction chefferie et pouvoir ? A quoi servent les chefs, s'il leur manque l'attribut essentiel qui ferait d'eux justement des chefs, à savoir la possibilité d'exercer le pouvoir sur la communauté ? En réalité, que le chef sauvage ne détienne pas le pouvoir de commander ne signifie pas pour autant qu'il ne sert à rien : Il est au contraire Investi par la société d'un certain nombre de tâches et l'un pourrait à ce titre voir en lui une sorte de fonctionnaire (non rémunéré) de la société. Que fait un chef sans pouvoir ? Il est, pour l'essentiel, commis à prendre en charge et à assumer la volonté de la société d'apparaître comme une totalité une, c'est-à-dire l'effort concerté, délibéré de la communauté en vue d'affirmer sa spécificité, son autonomie, son Indépendance par rapport aux autres communautés.
En d'autres termes, le leader primitif est principalement l'homme qui parle au nom de la société lorsque circonstances et événements la mettent en relation avec les autres. Or ces derniers se répartissent toujours, pour toute communauté primitive, en deux classes: les amis et les ennemis.
Avec les premiers, Il s'agit de nouer ou de renforcer des relations d'alliance, avec les autres il s'agit de mener à bien, lorsque le cas se présente, les opérations guerrières. Il S'ensuit que les fonctions concrètes, empiriques du leader se déploient dans le champ, pourrait-on dire, des relations Internationales et exigent par suite les qualités afférentes à ce type d'activité: habileté, talent diplomatique en vue de consolider les réseaux d'alliance qui assureront la sécurité de la communauté courage, dispositions guerrières en vue d'assurer une défense efficace contre les raids des ennemis ou, si possible, la victoire en cas d'expédition contre eux.

Mais ne sont-ce point là, objectera-t-on, les tâches mêmes d'un ministre des affaires étrangères ou d'un ministre de la défense ? Assurément. A cette différence près néanmoins, mais fondamentale: c'est que le leader primitif ne prend jamais de décision de son propre chef (si l'on peut dire) en vue de l'imposer ensuite à sa communauté. La stratégie d'alliance qu'il développe, la tactique militaire qu'il envisage ne sont jamais les siennes propres, mais celles qui répondent exactement au désir ou à la volonté explicite de la tribu. Toutes les tractations ou négociations éventuelles sont publiques, l'intention de faire la guerre n'est proclamée qu'autant que la société veut. qu'il en soit ainsi. Et il ne peut naturellement en être autrement: an leader aurait-il en effet l'idée de mener, pour son propre compte, une politique d'alliance ou d'hostilité avec ses voisins, qu'il n'aurait de toute manière aucun moyen d'imposer ses buts à la société puisque, nous le savons, il est dépourvu de tout pouvoir. Il ne dispose, en fait, que d'un droit, ou plutôt d'un devoir de porte-parole : dire aux Autres le désir et la volonté de la société.

Qu'en est-il, d'autre part, clos fonctions du chef non plus comme préposé de son groupe aux relations extérieures avec les étrangers, mais dans ses relations internes avec le groupe soi-même ?
Il va de soi que si la communauté le reconnaît comme leader (comme porte-parole) lorsqu'elle affirme son unité par rapport aux autres unités, elle le crédité d'un minimum de confiance garantie par les qualités qu'il déploie précisément au .service de sa société. C'est ce que l'on nomme le prestige, très généralement confondu. à tort bien entendu, avec le pouvoir. On comprend aima fort bien qu'au sein de sa propre société, l'opinion du leader, étayée par le prestige dont il jouit, soit, le cm échéant, entendue avec plus de considération que celle des autres individus.
Mais l'attention particulière dont on honore (pas toujours d'ailleurs) la parole du chef ne va jamais jusqu'à la laisser se transformer en parole de commandement, en discours de pouvoir: le point de vue du leader ne sera écouté qu'autant qu'il exprime le point de vue de la société comme totalité une. Il en résulte que non seulement le chef ne formule pu d'ordres, dont il sait d'avance que personne n'y obéirait, mais qu'il ne peut même pas (c'est-à-dire qu'il n'en détient pas le pouvoir) arbitrer lorsque se présente par exemple un conflit entre deux Individus ou deux familles.
Il tentera non pas de régler le litige au nom d'une loi absente dont il serait l'organe, mais de l'apaiser en faisant appel, au sens propre, aux bons sentiments des parties opposées, en se référant sans cesse à la tradition de bonne entente léguée, depuis toujours, par les ancêtres.
De la bouche du chef jaillissent non pu les mots qui sanctionneraient la relation de commandement-obéïssance, mais le discours de la société elle-Même sur elle-même, discours au travers duquel elle se proclame elle-même communauté indivisée et volonté de persévérer en cet être indivisé.

Les sociétés primitives sont donc des sociétés indivisées (et pour cela, chacune se veut totalité une) : société sans classes -pas de riches exploiteurs des pauvres -, sociétés sans division en dominants et dominés- pas d'organe séparé du pouvoir. Il est temps maintenant de prendre complètement au sérieux cette dernière propriété sociologique des sociétés primitives. La séparation entre chefferie, et pouvoir signifie-t-elle que la question du pouvoir ne s'y pose pas, que ces sociétés sont a-politiques ? A cette question. la pensée évolutionniste et sa variante en apparence la moins sommaire, le marxisme (engelsien surtout) - répond qu'il en est bien ainsi et que cela tient au caractère primitif, c'est-à-dire premier de ces sociétés : elles sont l'enfance de l'humanité, le premier âge de son évolution, et comme telles incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, à passer de l'a-politique au politique. Le destin de toute société, c'est sa division, c'est le pouvoir séparé de la société, c'est l'Etat comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de leur imposer.

Telle est la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme sociétés sans Etat. L'absence de l'Etat marque Jour incomplétude, le stade embryonnaire de leur existence, leur a-historicité. Mais en est-il bien ainsi ?
On voit bien qu'un tel jugement n'est en fait qu'un préjugé idéologique, d'impliquer que conception de l'histoire comme mouvement nécessaire de l'humanité à travers des figures du social qui s'engendrent et s'enchaînent mécaniquement. Mais que l'on refuse cette néo-théologie de l'histoire et son continuisme fanatique : dès lors les sociétés primitives cessent d'occuper le degré zéro de l'histoire, grosses qu'elles seraient en même temps de toute l'histoire à venir, inscrite d'avance en leur être. Libérée de ce peu innocent exotisme, l'anthropologie peut alors prendre au sérieux: la vraie question du politique : pourquoi les sociétés primitives sont-elles des sociétés sans Etat ?
Comme sociétés complètes, achevées, adultes et non plus comme embryons infra-politiques, les sociétés primitives n'ont pas l'Etat parce qu'elles le refusent, parce qu'elles refusent la division du corps social en dominants et dominés.
La politique des Sauvages, c'est bien en effet de faire sans cesse obstacle à l'apparition d'un organe séparé du pouvoir, d'empêcher la rencontre d'avance sue fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir.
Dans la société Primitive, il n'y a pas d'organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n'est pas sépare de la société, par ce que c'est elle qui le détient, comme totalité une, en me de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l'apparition en son sein de l'inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c'est l'exercer ; l'exercer, c'est dominer ceux sur qui Il s'exerce: voilà très précisément ce dont ne veulent pu (ne voulurent pu) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l'inégalité, refus du pouvoir sépare : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu'à renoncer à cette lutte, qu'à cesser d'endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission et sans la libération desquelles ne saurait se comprendre l'irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu'elles y perdraient leur liberté.

La chefferie n'est, dans la société primitive, que le lieu supposé, apparent du pouvoir.
Quel en est le lieu réel ?
C'est le corps social lui-même qui le détient et l'exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s'exerce en un seul sens, Il anime un seul projet: maintenir dans l'indivision l'être de la société, empêcher que l'inégalité entre les hommes installe la division dans la société. Il s'ensuit que ce pouvoir s'exerce sur tout ce qui est susceptible d'aliéner la société, d'y introduire l'inégalité : Il s'exerce, entre autres, sur l'institution d'où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne pu laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir.
Si le désir de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l'abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division haute peut-être la société primitive, mais elle possède les moyens de l'exorciser.

L'exemple des sociétés primitives nom enseigne que la division n'est pas inhérente à l'être du social, qu'en d'autres termes l'Etat n'est pas éternel, qu'il a, ici et là, une date de naissance.
Pourquoi a-t-il émergé ?
La question de l'origine de l'Etat doit se préciser ainsi : à quelles conditions une société cesse-t-elle d'être primitive ?
Pourquoi les codages qui conjurent l'Etat défaillent-ils, à tel ou tel moment de l'histoire ?
Il est hors de doute que seule l'interrogation attentive du fonctionnement des sociétés primitives permettra d'éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l'Etat éclairera-t-elle également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort.

Pierre Clastres

 

 

 

 

 


Comment fonder une société véritablement libre et égalitaire ?
Ba Jin

Les mots de "liberté et d'égalité" appartiennent dorénavant au vocabulaire de tout un chacun.
Mais interrogez un peu, pour voir : Qu'est-ce que la liberté ? Et on vous répondra : la liberté, c'est la liberté d'opinion, la liberté de presse, la liberté d'association et de réunion, la liberté du secret de la correspondance.
Demandez : Qu'est-ce que l'égalité ?, et on vous répondra : tous les citoyens sont égaux devant la loi, il n'y a pas de différences entre les nobles et les manants. Or ces définitions restrictives n'ont rien à voir avec la vraie liberté, avec la vraie égalité.
Vous ne me croyez pas ? Alors veuillez lire ce qui suit.

Celui qui entrave la liberté du peuple, c'est l'État. Depuis que l'État existe, nous avons cessé d'être libres. Quoi que nous fassions ou quoi que nous disions, l'État s'en mêle. Nous ne demandons qu'à vivre dans l'amour avec nos frères des autres nations, mais l'État, qui veut à tout prix faire de nous des patriotes, nous enrôle dans ses armées et nous force à assassiner nos voisins. Et, en Chine, c'est encore pire : ce sont des Chinois qui assassinent d'autres Chinois. Au Hunan, au Shaanxi ou au Sichuan, depuis quelques années,
"le sang coule à flots et les cadavres s'entassent".
Quelle horreur ! Voilà donc les bienfaits que nous procure l'État.

Les capitalistes, accaparant les ressources qui sont le bien commun de la planète, nous acculent à une pauvreté telle qu'elle ne nous permet pas de vivre.
L'État ne les sanctionne pas ; pis, il les protège par un arsenal de lois.
Le peuple n'a rien à manger et il n'a d'autre ressource que de voler sa nourriture ; il n'a rien à se mettre sur le dos et il n'a d'autre ressource que de voler ses vêtements ; tout ce qu'il lui manque, il n'a d'autre ressource que de le voler. Le peuple est contraint à tout cela par les capitalistes. Et voilà que l'État, par-dessus le marché, nous traite en brigands et décrète que nous sommes bons pour le peloton d'exécution. On nous fusille pour avoir simplement repris -certes au mépris de la loi- une partie de ce que nous avions perdu, alors qu'on laisse vivre en paix les capitalistes qui pillent le bien commun de la planète. Si on nous empêche de voler, il ne nous reste plus qu'à devenir des mendiants. Il arrive que l'État et les capitalistes, offusqués par le spectacle, fassent l'aumône aux indigents et leur reversent un peu de l'argent qu'ils leur ont dérobé : ils désignent cela d'un nom qui sonne bien, la charité. Certains poussent l'impudence jusqu'à nous insulter parce que nous mendions notre pitance au lieu de travailler.

Messieurs ! est-il si sûr que nous ne voulions pas travailler ?
C'est plutôt qu'on nous refuse le travail. Et pourtant on nous insulte.
Vues sous cet angle, on constate que la " liberté et l'égalité" dont il vient d'être question sont étrangères au peuple !
Peut-on du reste parler ici de " liberté" et "d'égalité" ?
Je me refuse à croire qu'il puisse exister une liberté de ce genre ! une égalité de ce genre !
Mais alors que sont la vraie liberté et la vraie égalité ?
Voici ma réponse : l'anarchie (1) , telle est la vraie liberté ; le communisme, telle est la vraie égalité. Seule une révolution sociale nous permettra de construire une société vraiment libre et vraiment égalitaire.

Qu'est-ce que l'anarchie ?
L'anarchie, c'est la mise au rencard de l'État et de ses institutions annexes, et la propriété collective des organes de production et des biens produits. Chaque individu apporte selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. En outre, le travail est réparti selon les capacités de chacun : on fait ce qu'on est capable de faire ; qui a les capacités d'être médecin est médecin, qui a les capacités d'être mineur est mineur. On se consacre plus longtemps aux tâches simples, et moins longtemps aux tâches complexes ou pénibles. Un organisme te procure de quoi manger quand tu as faim, des habits pour te vêtir et un toit pour t'abriter. Tous les individus reçoivent la même éducation, sans qu'on établisse de différence entre les gens intelligents et les sots.
Un anarchiste français l'a souvent répété : " Il suffit que chaque individu travaille deux heures par jour pour que tous les besoins de la société soient satisfaits. " (2) Et Kropotkine a dit aussi : " Si chaque individu travaille quatre heures par jour, cela suffit aux besoins de la société, c'est même plus que suffisant. " (3)
Je suppose qu'une telle proposition, qui réduit le temps de travail au minimum, ne saurait que rallier tous les suffrages.
Sans l'État et ses lois, ce serait la vraie liberté ; sans la classe capitaliste, ce serait la vraie égalité.
Amis du monde du travail, voyez combien serait libre une société débarrassée de tout pouvoir autoritaire ! voyez combien elle serait égalitaire !
Voulez-vous bâtir une telle société de liberté et d'égalité ?
Eh bien, faites une révolution sociale, et finissez-en avec cette politique scélérate.
Pour l'avènement d'une société de liberté et d'égalité, souhaitons que vous et vos amis vous unissiez bientôt !
Tant que vous supporterez tout avec résignation, vous servirez de pâture aux capitalistes !
Si vous ne me croyez pas, vous vous en rendrez compte par vous-mêmes !

Ba Jin
Traduit du chinois et annoté par Angel Pino
Edité par Réfractions (Revue anarchiste)


* " Zenyang jianshe zhenzheng ziyou pingdeng de shehui " [Comment fonder une société véritablement libre et égalitaire], Banyue [la Quinzaine], Chengdu, n° 17, 1er avril 1921 ; signé : Li Feigan, le nom véritable de l'auteur. Traduit d'après : Ba Jin quanji [Ouvres complètes de Ba Jin], Pékin, Renmin wenxue chu-banshe, vol. 18, 1993, pp. 1-3.

1 . Le mot chinois utilisé par l'auteur est une transcription phonétique du terme occidental : Annaqi, et non le terme qui s'est imposé depuis : wuzhengfu zhuyi, la doctrine du sans-État.
2. Allusion possible à Jean Grave, lequel écrivait ainsi, à propos du temps de travail qui serait effectué par nécessité en société anarchiste : " Deux, trois, quatre heures pourront suffire " (Jean Grave, la Société future, Paris, Stock, "Bibliothèque sociologique ", 1895, p. 274). Jean Grave (1854-1939) était connu des libertaires en Chine, ne serait-ce que par le soutien logistique qu'il avait fourni, dans les premières années du siècle, au groupe des anarchistes chinois de Paris qui publiait une revue portant le même nom que son journal (les Temps nouveaux) : Xin shiji (La Novaj Tempoj). Voir, à ce propos, la version non expurgée de ses mémoires : Quarante ans de propagande anarchiste, édition établie par Mireille Delfau, préface de Jean Maitron, Paris, Flammarion, 1973, p. 541. On sait aussi que Jean Grave vendit sa bibliothèque " à des disciples chinois ", mais que celle-ci, hélas, après avoir été mise en caisses, disparut durant l'exode de 1940 (cf. Jean Maitron, " La Correspondance de Jean Grave : inventaire et études ", l'Actualité de l'histoire, Paris, n° 24, juillet-septembre 1958, p. 39). Une liste des ouvres de Grave traduites en chinois fut insérée dans Jinhua [l'Évolution], en mars 1919 (reproduite dans Wusi shiqide shetuan [les Sociétés de la période du 4 mai], Pékin, Sanlian shudian, vol. 4, 1979, p. 190). Voir aussi : " Zhen Tian yu Faguo wuzhengfu zhuyizhe Gelafude tongxin " [Correspondance de Zhen Tian (Bi Xiushao) avec l'anarchiste français Grave], Minzhong [la Cloche du peuple], n° 24-25, mai 1927 ; repris dans Ge Maochun, Jiang Jun et Li Xingzhi (éds), Wuzhengfu zhuyi sixiang ziliao xuan [Choix de documents sur la pensée anarchiste], Pékin, Beijing daxue chubanshe, 1984, vol. 2, pp. 729-734.
3. Cf. Pierre Kropotkine (1842-1921), la Conquête du pain, Paris, Stock, 1892. On lit dans cet ouvrage : " En travaillant cinq ou quatre heures par jour jusqu'à l'âge de 45 à 50 ans [.], l'homme pourrait aisément produire tout ce qui est nécessaire pour garantir l'aisance à la société " (p. 135). Ba Jin a traduit l'ouvrage de Kropotkine en chinois. Une première édition a paru en novembre 1927 : Mianbao lüe qu [S'emparer du pain], Shanghai, Ziyou shudian ; reprise, en août 1940, sous un titre différent : Mianbao yu ziyou [le Pain et la Liberté], Shanghai, Pingming shudian.

 

 

 

 

Pa Kin ou Ba Jin

Pa Kin, de son vrai nom Li Feikan, naît le 25 novembre 1904 à Chengdu, capitale du Sichuan, au sein d'une famille de mandarins propriétaires terriens, qui servira de trame à nombre de ses romans, constituant une virulente dénonciation du système patriarcal.

Très tôt attiré par l'anarchisme, il mène une intense activité militante, de front avec sa carrière d'écrivain professionnel, refusant les sirènes des deux forces montantes dans les années 30 : le nationalisme et le communisme.
Mais, avec l'invasion japonaise qui s'étend bientôt à tout le territoire chinois en 1937, il rejoint l'Association panchinoise des artistes et écrivains pour la résistance contre l'ennemi, prélude de son rapprochement avec le parti communiste qui devient effectif lorsque ce dernier prend le pouvoir en 1949.

Il va toutefois vite déchanter et le réalisme socialiste tarira ses sources d'inspiration. Vilipendé pendant la Révolution culturelle où il sera traité "d'herbe vénéneuse de l'anarchisme", il a plié sans rompre ainsi qu'il s'en est expliqué dans ses mémoires intitulées Au gré de ma plume , qui ont connu dans les années 80 un très vif succès.
La conscience, c'est ce qui reste comme véritable bilan au soir de la vie !

présentation éditée par la revue Itinéraire

 

 

 

 

 

 

La condamnation du "communisme" autoritaire par M. Bakounine

 

Notre dette à l'égard de Michel Bakounine est multiple.
Mais il en est nue qui l'emporte sur toutes les autres. Les communistes libertaires de la fin du XXè siècle lui doivent surtout, bien au-delà de ses polémiques avec Marx, les dépassant à larges enjambées, d'avoir lu dans un avenir bien plus lointain ce que sera un jour le bolchevisme. Assurément, pour ce faire, il s'est montré excessif, souvent injuste, à l'égard de son contemporain, le fondateur du socialisme dit scientifique. Tout au plus certains traits autoritaires et entachés d'étatisme étaient-ils décelables chez Marx, tout en ne se manifestant encore qu'à l'état embryonnaire. Le coup de force du congrès de La Haye de 1872 qui exclut Bakounine de l'Internationale aggrave ces velléités. Bakounine, dans sa polémique, s'en prend moins à son rival qu'à l'Etat populaire (Volksstaat) des lassalliens et sociaux-démocrates, que Marx et Engels mirent trop de temps à désavouer.

Mais, ayant décelé l'embryon, Bakounine a eu la divination géniale de son excroissance future. Si bien que son éreintement démesuré et quelque peu tendancieux se trouvera justifié a posteriori quand il s'appliquera aux épigones abusifs de Marx. La prescience de Bakounine quant aux déviations perverses, avant de devenir monstrueuses, de ce qui prendra improprement le nom de "marxisme", mérite donc de notre part un grand coup de chapeau.

Avant même de se quereller avec l'inspirateur de la première Internationale, le prophète russe avait mis en garde contre le "communisme" autoritaire. Dès le 19 juillet 1866, dans une lettre à Alexandre Herzen et à Nicolai Ogarev, tutoyant ses deux correspondants comme s'il s'agissait d'une seule et même personne, Bakounine écrivait : "Toi qui es un socialiste sincère et dévoué, assurément, tu serais prêt à sacrifier ton bien-être, toute ta fortune, ta vie même, pour contribuer à la destruction de cet Etat, dont l'existence n'est compatible ni avec la liberté ni avec le bien-être du peuple. Ou alors, tu fais du socialisme d'Etat et vu es capable de te réconcilier avec ce mensonge le plus vil et le plus redoutable qu'ait engendré notre siècle : le démocratisme officiel et la bureaucratie rouge (1)."

Sur la condamnation du "communisme" autoritaire, Bakounine reprenait les imprécations de son maître Proudhon. Au deuxième congrès de la Ligue de la paix et de la liberté, à Berne, fin septembre 1868, avant de rompre avec cette émanation du libéralisme bourgeois, il clamait : Je déteste le communisme [autoritaire], parce qu'il est la négation de la liberté et que je ne puis concevoir rien d'humain sans liberté. Je ne suis point communiste parce que le communisme concentre et fait absorber toutes les puissances de la société dans l'Etat, parce qu'il aboutit nécessairement à la centralisation de la propriété entre les mains de l'Etat. [...] Je veux l'organisation de la société et de la propriété collective ou sociale de bas on haut, par la voie de la libre association, et non du haut en bas par le moyen de quelque autorité que ce soit. Voilà dans quel sens je suis collectiviste et pas du tout communiste (2) .

Pourtant Bakounine est devenu membre local, à Genève, de l'Association internationale des travailleurs depuis juillet 1868 et il a écrit à Gustave Vogt, président de la Ligue de la paix et de la liberté, en septembre :
Nous ne pouvons ni ne devons méconnaître l'immense et utile portée du congrès de Bruxelles [de la Première Internationale]. C'et un grand, c'est le plus grand événement de nos jours et, si nous

sommes nous-mêmes de sincères démocrates, nous devons non seulement désirer que la Ligue internationale des ouvriers finisse par embrasser toutes les associations ouvrières de l'Europe et de l'Amérique, mais nous devons y coopérer de tous nos efforts, parce qu'elle peut constitue aujourd'hui la vraie puissance révolutionnaire qui doit changer la face du monde (3).

Sur sa lancée, Bakounine écrit à Marx, le 22 décembre 1868 :
Je ne commis plus d'autre société, d'autre milieu que le monde de travailleurs. Ma patrie maintenant c'est l'Internationale dont tu es un des principaux fondateurs. Tu voir donc, cher ami, que je mis ton disciple et je mis fier de l'être. Marx fait aussitôt savoir à l'un malhonnête, de la passer sous silence. J'ouvre donc une parenthèse, pour la refermer au plus vite.

A son retour en Europe occidentale, après ses longues années de captivité en Russie, Bakounine avait fait siennes les idées anarchistes, empruntées à Proudhon, bien que développées dans un sens plus révolutionnaire. Mais cette conviction nouvelle s'était superposée chez lui à un goût invétéré pou la clandestinité des conspirations. Il avait recueilli en quelque sorte l'héritage du babouvisme, du carbonarisme, du blanquisme et plus encore des activités révolutionnaires secrètes appropriées à la lutte contre le despotisme tsariste. Internationaliste dans l'âme, il avait manigancé l'une après l'autre plusieurs "Fraternités" internationales dont il recrutait les affidés dans plusieurs pays latins.

La dernière en date de ces initiatives aura été, en 1868, au lendemain de sa rupture avec la Ligue de la paix et de la liberté, l'Alliance internationale de la démocratie socialiste, organisation, disait-il, "à demi secrète, à demi publique", et qui servait en fait de couverture à me société plus restreinte et secrète : l'Organisation révolutionnaire des frères internationaux. Ceci fait, Bakounine, sincèrement attiré par le mouvement ouvrier, sollicita l'adhésion de son Alliance à l'Internationale (AIT). La méfiance de Marx et de son noyau du Conseil général de Londres n'était pas tout à fait sans motivation. En effet, la candidature de l'Alliance, nouvelle version des sociétés secrètes fomentées par Bakounine, pouvait faire apparaître celle-ci comme "destinée à devenir une Internationale dans l'Internationale (5)".

Comment Bakounine parvenait-il à concilier ses options farouchement anti-autoritaires avec cette tentative à peine déguisée de " noyautage" ? Voici la justification qu'il se faisait fort d'exposer dans les statuts secrets de l'Alliance, dont un exemplaire tomba entre les mains du Conseil général de l'AIT régenté par Marx :
Cette organisation exclut toute idée de dictature et de pouvoir dirigeant tutélaire. Mais pour l'établissement même de cette alliance révolutionnaire et pour le triomphe de la révolution contre la réaction, il est nécessaire qu'au milieu de l'anarchie populaire qui constituera la vie même et toute l'énergie de la révolution, l'unité de la pensée et de l'action révolutionnaire trouve un organe (... ), une sorte d'état-major révolutionnaire composé d'individus dévoués, énergiques, intelligents, et surtout amis sincères, et non ambitieux ni vaniteux, du peuple capables de servir d'intermédiaires entre l'idée révolutionnaire et les instincts populaires. [...] Pour l'organisation internationale dans toute l'Europe, cent révolutionnaires fortement et sérieusement alliés suffisent (6).

La dissonance entre démocratie directe et élitisme révolutionnaire était déjà frappante chez les babouvistes (7). On la retrouvera de nos jours dans certaines controverses communistes libertaires.

Cette parenthèse refermée, revenons à la demande d'adhésion de l'Alliance à l'AIT. Le Conseil général de Londres commence par réagir fort défavorablement. Dans sa séance du 22 décembre 1868, il considère "que la présence d'un deuxième corps international fonctionnant en dedans et cri dehors de l'Association internationale des travailleurs serait le moyen le plus infaillible de la désorganisation et, en conséquence, déclare que l'Alliance internationale de la démocratie socialiste n'est pas admise comme branche de l'Association internationale des travailleurs. La sentence est rédigée de la main de Marx. Mais, quelques mois plus tard, le 9 mars 1869, sous la plume du même Marx, le Conseil général, se reprenant, ne voit plus d'obstacle à la "conversion des sections de l'Alliance en sections de l'Internationale". L'Alliance accepte ces conditions et est donc admise (8).

Bakounine assiste au congrès de Bâle de l'Internationale, en septembre 1869, et fait bloc avec les partisans de Marx contre les épigones dégénérés de Proudhon qui soutiennent la propriété individuelle contre la propriété collective.

Ce ne sera que deux ans plus tard que les relations se tendront ; à la conférence de Londres qui s'ouvre le 17 septembre 1871, Marx dévoile un autoritarisme incompatible avec les options libertaires de Bakounine. En un mot, Marx tente d'accroître les pouvoirs du Conseil général de Londres, Bakounine voudrait les réduire. L'un veut centraliser, l'autre décentraliser. L'ultime conséquence en sera le congrès de La Haye, au début de septembre 1872, où Marx, par des procédés déloyaux et à l'aide de mandats fictifs, réussit à exclure Bakounine et son ami James Guillaume puis à reléguer le Conseil général de l'Internationale aux Etats-Unis.

C'est alors que Bakounine, révolté par ce coup de force, se déchaîne pour de bon contre Marx et le "communisme" autoritaire. Cette colère nous vaut les imprécations qui aujourd'hui nous paraissent prophétiques, puisqu'au delà des intrigues marxiennes elle met en cause et dénonce tout un processus qui, bien après la mort de Bakounine et de Mars, revêt pont nom me singulière actualité.

Tout d'abord Bakounine pressent ce que sera un jour, sous le vocable trompent de dictature du prolétariat, la dictature du parti bolchevik. Dans une lettre au journal La Liberté de Bruxelles, écrite de Zurich le 5 octobre 1872, il tonne contre la confiscation du mouvement révolutionnaire par une clique de chefs :
Prétendre qu'un groupe d'individu, même le plus intelligents et les mieux intentionnés, sera capable de devenir la pensée, l'âme, la volonté dirigeante et unificatrice du mouvement révolutionnaire et de l'organisation économique du prolétariat de toits les pays, c'est une telle hérésie contre le sens commun et couvre l'expérience historique, qu'on se demande avec étonnement comment un homme aussi intelligent que Marx a pu la concevoir (9).

Et Bakounine continue de vaticiner :
Nous n'admettons pas même comme transition révolutionnaire, ni les Conventions nationales, ni les Assemblées constituante, ni les gouvernements provisoires, ni les dictatures soi-disant révolutionnaires ; paire que nous sommes convaincus que la révolution [...] lorsqu'elle se trouve concentrée entre les mains de quelques individus gouvernants, devient inévitablement et immédiatement la réaction.

La fatale expérience d'une puissante Internationale sabordée par la volonté arbitraire d'un seul homme amène Bakounine à se défier d'un internationalisme autoritaire comme le sera, bien plus tard, celui de la IIIè Internationale sous la houlette bolchevique : Que dire d'un ami du prolétariat, d'un révolutionnaire qui prétend vouloir sérieusement l'émancipation des masses et qui, en se posant en directeur et en arbitre suprême de tous les mouvements révolutionnaires qui peuvent éclater dans différents pays, ose rêver l'assujettissement du prolétariat de tous ces pays à une pensée unique, éclose dans son propre cerveau ?

Bakounine n'en revient pas. L'aveuglement de Marx lui paraît inconcevable :
Je me demande comment il fait pour ne point voir que l'établissement d'une dictature universelle, collective ou individuelle, d'une dictature qui ferait en quelque sorte la besogne d'un ingénieur soi chef de la révolution mondiale, réglant et dirigeant le mouvement insurrectionnel des masses dans tous les pays comme on dirige une machine, que l'établissement d'une pareille dictature suffirait à lui seul pour tuer la révolution, pour paralyser et pour fausser tous les mouvements populaires.

Et la sorte de dictature qu'a exercée Marx depuis le Conseil général de Londres conduit Bakounine à redouter qu'un tel exemple ne s'amplifie et ne prenne des proportions aberrantes :
Et que penser d'un congrès international qui, dam l'intérêt soi-disant de cette révolution, impose au prolétariat de tout le monde civilisé un gouvernement investi de pouvoirs dictatoriaux, avec le droit inquisitorial et pontifical de suspendre des fédérations régionales, d'interdire de nations entières au nom d'un principe soi-disant officiel et qui n'est autre que la propre pensée de Marx, transformée par le vote d'une majorité factice en une vérité absolue ?

L'année suivante, en 1873, encore tout échaudé par la mésaventure de La Haye, Bakounine rédige un livre sous le titre Etatisme et Anarchie où il approfondit ses réflexions et précise ses vitupérations (10). Le fil conducteur de son raisonnement est, à n'en pas douter, les pages de L'Idée générale de la Révolution au XIXè siècle de son maître Proudhon (2). Avec et après lui, Bakounine pose la question :
Si le prolétariat devient la classe dominante, qui demandera-t-on, dominera-t-il ? (... ) Qui dit Etat dit nécessairement domination et, par conséquent, esclavage. (.) Sous quelque angle qu'on se place, on arrive au même résultat exécrable : le gouvernement de l'immense majorité des masses populaires par une minorité privilégiée, Mais cette minorité, disent les marxistes, se composera d'ouvriers. Ont, certes, d'anciens ouvriers, mais qui, dés qu'ils seront devenus des gouvernants, cesseront d'être des ouvriers et se mettront à regarder le monde prolétaire du haut de l'Etat, ne représenterons plus le peuple, mais eux-mêmes et leurs prétendons à le gouverner.

Et Bakounine part en guerre contre la prétention du socialisme autoritaire d'être "scientifique". Ce ne sera rien d'autre que le gouvernement despotique des masses prolétaires par une nouvelle et très restreinte aristocratie de vrais ou de prétendus savants. Le peuple n'étant pas savant, il sera entièrement affranchi des soucis gouvernementaux et tout entier intégré dans le troupeau des gouvernés (11).

Ailleurs, Bakounine se complaît à dépeindre sous des traits particulièrement rébarbatifs cet Etat futur à prétention scientifique et qui ressemble comme un frère à celui de l'URSS d'aujourd'hui :
Il y aura un gouvernement excessivement compliqué, qui ne se contentera pas de gouverner et d'administre les masses politiquement, (...) mais qui encore les administrera économiquement, en concentrant en ses mains la production et la juste répartition des richesses, la culture de la terre, l'établissement et le développement des fabriques, l'organisation et la direction du commerce, enfin l'application du capital à la production par le seul banquier, l'Etat. Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes débordantes de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera le règne de l'intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes (12).

Mais le despotisme en question sera-t-il durable ? Pour Bakounine :
Les marxistes se consolent à l'idée que cette dictature sera temporaire et de courte durée. Selon eux, ce joug étatique, cette dictature est une phase de transition nécessaire pour arriver à l'émancipation totale du peuple:1'anarchie ou la liberté étant le but, l'Etat ou la dictature le moyen. Ainsi donc pour affranchir les masses populaires, on devra commencer par le asservir. (...) A cela nous répondons qu'aucune dictature ne peut avoir d'autre fin que de durer le plus longtemps possible (13) .
On croirait par anticipation une réfutation libertaire de l'Etat et la Révolution du "camarade" Lénine (14) !

Bakounine a été jusqu'à pressentir le règne des apparatchiks. Dans un texte de mars 1872, avant même le coup de force de La Haye, il annonce la naissance "d'une bourgeoisie peu nombreuse et privilégiée, celle des directeurs, représentants et fonctionnaires de l'Etat soi-disant populaire (15)".

Enfin, dans un écrit de novembre-décembre 1872, qui nous tiendra lieu de conclusion, Bakounine accusera Marx d'avoir "manqué d'assassiner l'Internationale par sa criminelle tentative de La Haye" et posera comme condition pour être admis dans l'Internationale dite anti-autoritaire, qui survivra au coup de force la condition suivante : Comprendre que, puisque le prolétaire, le travailleur manuel, l'homme de peine, est le représentant historique du dernier esclavage sur la terre, son émancipation est l'émancipation de tout le monde, son triomphe et le triomphe final de l'humanité, et que, par conséquent, l'organisation de la puissance du prolétariat de tous les pays [...] ne peut avoir pour but la constitution d'un nouveau privilège, d'un nouveau monopole, d'une classe ou d'une domination nouvelle (16).

Bakounine était un communiste libertaire avant la lettre !

Daniel Guérin (1983)

Notes :
1. Correspondance de Mikhail Bakounine, lettres à Herzen et à Ogarev, éd. Perrin, 1896 ; in Archives Bakounine,
2 Sous la direction de Jacques Freymond, La première Internationale, op. cité, 1, p. 451
3 Ibidem 1, p. 450.
1 Ibide,,,, I, p. 451 E Kaminski, Bakounine, la, vie d'un révolutionnaire, op. cité.
5 Les prétendues scissions dans l'Internationale, in, Bakounine, Ouvres complètes, Champ libre, vol. DI, p. 271
6. "l'Alliance de la démocratie socialiste et l'Association internationale des travailleurs", in Freymond, op. cité, 11, pp. 474-475.
7. Cf. Bourgeois et bras nus, 1792-1795, Gallimard, 1973, pp. 312-313 (épuisé) ; les Nuits rouges, 1998.
8. Procès-verbaux du Conseil général de la 1è Internationale, 1868-1870, in Freymond, op. cité, 11, pp. 262-264 et 272-273.
1- Lettre au journal La Liberté, 5 octobre 1872, in Bakounine, vol. III, p. 147.
10. Bakounine, Etatisme et Anarchie, 1873, in Oeuvres complètes, vol. IV.
11 Lettre au journal La Liber té, op. cité.
12. Bakounine, Ecrits contre Marx, in OEuvres complètes, Vol III, p. 204.
13. Etatisme et Anarchie, op. cité, pp. 346-347,
14. Lénine, L'Etat et 1a Révolution, op. cité.
15. l'Allemagne et le communisme d'Etat, in Bakounine, Ouvres Complètes, vol. III, p. 118.
16. Ecrit contre Marx, op. cité, pp~ 182-183.

 

 

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@+ Maligorn Gouez 

Publié dans Un Peu d'histoire

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